Quand la poule fait le piranha

Lusionnelle et Ryner quittèrent ensemble la bibliothèque. Ayant en main l’adresse de Mr Crib, certes assez vague puisqu’elle ne désignait en soit « qu’une ferme isolée quelque part à l’Est des Étendues Sauvages », ils décidèrent de s’y rendre directement sans plus tarder. Il apparut que, l’un comme l’autre, la rapidité de leur mission était un point essentiel. Lusionnelle avait besoin d’amasser de l’argent. Ses recherches allaient lui demander beaucoup de temps et de finance – qui sait tout ce qu’elle devrait entreprendre pour poursuivre le Dieu Héphaïstos ? – et elle n’avait pas de travail fixe. Sans doute aurait-elle du commencer par s’en trouver un mais il lui fallait un emploi dans lequel elle serait libre de voguer et de voyager. Or, elle ne trouva rien qui lui offrit assez de champs pour disparaître pendant un ou deux mois sans donner de nouvelles. De fait, elle était condamnée à se charger de missions aussi insignifiantes que peu dignes comme de chasser des poules, mais qui payaient bien en contrepartie.

Assez rapidement, ils trouvèrent la ferme de Mr Crib et eurent de la chance de trouver ce dernier chez lui à cette heure de la journée. Ils se présentèrent en donnant au fermier la lettre de mission qu’ils avaient signée ensemble et qui provenait de la bibliothèque et discutèrent du sujet avec Mr Crib. Leur entretien se révéla assez bref en vérité car tout était indiqué sur la feuille ou presque. Ils avaient déjà récupéré le panier qui allait leur servir à collecter les poules à la bibliothèque mais manquaient encore d’un élément essentiel. Ce fut Ryner qui le fit judicieusement remarquer. Mr Crib réfléchit et proposa qu’ils s’adressent au pêcheur qui venait tous les jours se ravitailler en poissons près de la rivière qui longeait sa ferme. Il leur prêterait peut-être son filet.

Lusionnelle et Ryner prirent ensuite congé du fermier pour longer la rivière comme Mr Crib leur avait indiqué. Dix minutes après, ils aperçurent au loin un pêcheur, un homme robuste mais aux vêtements déchirés et aux bras recouverts de cicatrices, qui regardait à l’intérieur de la rivière d’un air de dépit. En s’approchant, Lusionnelle constata qu’il avait les bras en sang. Une fois assez près, ils l’entendirent même injurier la bande de poissons dont on voyait l’éclat des écailles à travers l’eau ruisselante et claire.

Lusionnelle observa les blessures de l’homme et puis l’eau et les poissons à l’intérieur. Elle fronça les sourcils en se demandant qu’est-ce qu’il pouvait bien pêcher de si dangereux.

— Monsieur le pêcheur, dit-elle à l’adresse du pêcheur.

Il tourna la tête vers eux et les dévisagea longuement d’un air méfiant. Lusionnelle songea qu’il ne devait pas voir beaucoup de baladeurs dans le coin. Et, de toute façon, d’où venait-il lui-même ? La jeune fille oublia cette question aussitôt qu’elle lui vint à l’esprit ; ça n’avait pas tellement d’importance.

— Z’êtes qui, vous ? grommela l’homme. Qu’est-ce qu’vous m’voulez ?

— Nous souhaiterions vous emprunter votre filet, Monsieur le pêcheur, expliqua Lusionnelle. Nous sommes là pour aider Mr Crib à récupérer ses poules et nous avions pensé qu’un filet serait le bienvenue pour nous aider dans notre tâche…

— Éh quoi ? J’d’vrai p’t’être vous l’passer, c’est ça ?

Lusionnelle lança un regard vers Ryner avant de répondre :

— Oui. Visiblement, vous n’êtes pas en état de pêcher…

— Oh, vous fait’ réf’rence à mes blessures ? s’exclama le pêcheur comme s’il venait de s’en rappeler. C’est rien ça ! C’tous les jours com’ça. Je plonge mon filet, ils mordent et j’les remonte. L’problème c’quand ils s’mettent à m’mordre moi, vous comprenez ?

« Mordre ? » répéta dans ses pensées Lusionnelle, perplexe. Ses yeux se dirigèrent vers l’eau et les écailles rougeâtres qu’on voyaient se mouvoir grâce aux reflets lumineux qu’ils renvoyaient.

— R’marque, si vous m’filez un coup d’main et que vous m’attrapez autant d’poissons pour remplir c’gros panier, je vous prêt’rai mon filet, pas d’problème !

Lusionnelle regarda de nouveau le pêcheur.

— Et vous pêchez quoi, au juste ?

En posant cette question, elle s’était penchée sur l’eau et avait plongé un doigt dedans.

— À vot’ place j’f’rai pas ça, lui conseilla le pêcheur.

Lusionnelle n’eut pas le temps de répondre que son doigt fut mordu. D’un bond, elle se redressa et agita la main pour retirer un énorme poisson rouge, aux yeux fous et aux dents acérées. « Oh bon sang ! » D’un geste brusque, elle parvint à faire lâcher prise au poisson qui alla se cogner contre le panier. Sans même s’arrêter, elle donna un coup de pied bien visé sur la bête qui s’envola au loin dans un bruit d’oreiller qu’on cogne.

— C’était quoi cette monstruosité ? demanda-t-elle en serrant son doigt blessé dans son poing.

— Ben, un piranha, bien sûr ! J’vous avez dit qu’ça mordait !

« Des poissons qui ont des dents… Il ne manquerait plus que les poules en ont aussi… ! »

Elle se tourna vers Ryner.

— Je crois qu’on n’a pas le choix, mais qu’en penses-tu ? C’est notre meilleure opportunité. …La seule, en fait !

Puis, elle rajouta :

— Et je te laisse volontiers le filet… J’ai un compte à rendre !

Elle se dirigea vers le poisson qu’elle avait jeté au loin et qui, visiblement, s’agitait toujours sur l’herbe verte. Il avait de l’énergie à revendre, le poisson !

À vrai dire, elle aussi.

Lusionnelle se laissa faire quand Ryner lui prit son doigt pour le soigner. Elle ne souffrait déjà plus ; étant trop habituée à la douleur. La jeune femme n’était pas un soldat ou encline à la violence, mais en temps que femme, elle avait eu déjà l’occasion de se défendre et donc de se battre. Pour une fille de sa carrure – très fine – on pouvait dire qu’elle se débrouillait bien. Cela devait forcément être un héritage de son père, le dieu de la pensée, Cogitatio, mais elle était assez forte. Son tempérament calme, presque froid, elle avait l’avantage de ne jamais se laisser aveugler par ses humeurs du moment et de fait, savait mieux anticiper que d’autres. Son apprentissage des arts martiaux avait fini par lui enseigner le nécessaire pour se défendre. Il fallait dire que la jeune fille avait très tôt souffert des moqueries et méchancetés des autres enfants, et apprendre à maitriser son corps et sa force lui était devenue indispensable.

Quand elle prit la fuite de sa maison d’accueil, elle avait été confrontée à la vie extérieure et aux dangers qu’elle comportait. Ca et son arrivée dans l’Entre-Monde lui avaient appris beaucoup de chose sur le comportement qu’elle devait avoir.

Lusionnelle se désintéressa du piranha gesticulant pour observer son coéquipier traiter le poisson. Elle jeta un coup d’œil vers le pêcheur qui pâlissait à vue d’œil. Les armes à feu étaient impressionnantes mais la jeune femme ne se laissa pas émouvoir par cette démonstration. Pour un homme de cette carrure, l’utilisation d’une arme l’avait déçue. Elle se serait plus attendue à une démonstration de force. Elle haussa les épaules et jeta un coup d’œil vers le poisson. « Il est tenace ! » pensa-t-elle.

Puis elle se pencha et l’attrapa des deux mains, juste assez loin pour ne pas être en contact de sa bouche mortelle mais de sorte d’avoir assez de chair pour l’agripper. Ses écailles étaient glissantes et tranchantes. Lusionnelle le ramena vers le panier. Le pêcheur s’était mis à crier :

- Mais qu’est-ce qu’vous fait’ bon sang ! C’pas com’ ça qu’on pêche, vous ruinez l’poisson ainsi ! L’poisson doit êtr’ vivant, pas mort ! Sinon croyez bien qu’j’aurais pensé à ça d’puis longtemps !
- Du poisson vivant ? s’étonna Lusionnelle. On se croirait… - Elle s’interrompit, préférant taire le sujet. – C’est si grave que ça ? Je veux dire, il n’y a plus qu’à le ramasser, votre poisson.
- Ca vaut rien c’truc-là ! s’énerva encore le pêcheur. Le piranha, ça se cuisine vivant, c’bien connu !

Lusionnelle jeta un regard chargé de sous-entendus vers Ryner et haussa les épaules.

- Bon, il n’y a plus qu’à recommencer ! dit-elle. Mais avec un filet, ou avec les mains !

Elle rigola. Cette mission se révélait finalement assez intéressante, ou du moins le déroulement plutôt inattendu. Elle attrapa le filet et le tendit vers Ryner. Puis elle s’approcha de l’eau et s’accroupit. Elle se rappelait d’un enseignement de son professeur et se demanda s’il était possible de l’appliquer ici. C’était une chose qu’elle n’avait jamais essayé et elle mesurait les risques. Après tout, même si elle avait du sang divin, elle était à moitié humaine. Elle n’était donc pas immortelle comme son père.

- Mais qu’est-ce qu’vous fait’ encore ? grommela le pêcheur. L’poisson, ça s’pêche avec un filet, m’zelle, pas en les regardant ! Surtout ceux-là, vous pouvez m’croire.

Il regarda un regard peu amène vers Ryner et leva les yeux au ciel en soupirant, l’air de se demander sur quels énergumènes il était encore tombé. Il se jura aussi d’en parler au fermier. Pas question que ce dernier lui envoie ce genre de phénomènes à chaque fois qu’il laissait échapper ses poules. Et Dieu sait comme Crib était doué pour les laisser filer !

Lusionnelle n’était pas en fait inactive : elle se concentrait. L’art, disait son professeur, était de parvenir à un état de conscience éveillée. Par là, il entendait une concentration parfaite, un détachement envers les éléments extérieurs et une perception de l’environnement accrue. Lusionnelle y arrivait assez bien et son don retors y était pour beaucoup. Elle travaillait énormément sur elle-même pour réduire ses pensées au maximum et pour les mettre dans un plan de conscience amoindrie afin de ne laisser personne l’écouter.

Elle avança sa main au-dessus de l’eau. Déjà, elle sentit la différence : les poissons tournoyaient au-dessous d’elle, n’attendant plus que de la croquer. Elle sentit aussi dans le mouvement frémissant de l’eau que certains allaient sûrement sauter. Elle riva son regard sur l’un d’eux en particulier. Tout son corps curieusement se détendit mais sa respiration se coupa. L’instant suivant, elle avait plongé sa main dans l’eau avec rapidité et quand elle la ressortit, elle tenait tant bien que mal le piranha. Ce dernier s’agita et malheureusement les doigts de Lusionnelle glissèrent sur ses écailles, laissant s’échapper sa proie.

- Dommage ! dit-elle à voix haute.

Elle réitéra tout de suite sa tentative et à la cinquième entreprise, elle parvint à maintenir le carnivore dans sa prise. Elle le jeta aussitôt vers le pêcheur qui, ne s’y attendant pas, s’écria en attrapant par réflexe le poisson vivant. Ce dernier lui mordilla un pan de sa veste large et lui offrit un nouveau trou. Autant dire que le pauvre bougre s’empressa de jeter son assaillant dans le panier. Eut-il été impressionné ou juste effrayé, personne n’aurait su le dire. Mais déjà, Lusionnelle réitéra sa manœuvre, prenant confiance en elle.

Cet exercice improvisé la fit beaucoup rire et ça lui fit du bien. Avec tout ce qui s’était passé dans sa vie, ce moment d’entraînement lui semblait aussi doux qu’un jour de repos l’était pour un travailleur forcené. Pendant ce temps, probablement que Ryner s’attelait à pêcher lui aussi, mais Lusionnelle ne faisait plus attention à lui depuis qu’elle s’était mise en tête de tester ce nouvel exercice.

[HJ: Je suis vraiment vraiment désolée de mon absence... Partiels, fêtes, problèmes de connexion... rien n'a aidé.]

Lusionnelle parvint finalement à peaufiner sa technique assez bien pour attraper les piranhas en toute sécurité et de façon efficace. Bien sûr, il y avait encore quelques ratés mais elle était satisfaite du résultat qu’elle obtenait. De toute façon, il n’y avait pas vraiment de quoi se mettre la pression. Cette quête n’était pas primordiale et elle songea alors à ce qu’elle allait devoir faire avec l’argent. Très vite, il lui apparut qu’elle n’avait pas de quoi se réjouir. En décomptant la part qui revenait à son partenaire, elle avait tout juste assez pour se payer deux autres nuits à l’auberge et à manger le midi et le soir. Ce n’était pas très glorieux, surtout quand elle ignorait combien de temps elle allait devoir tenir.

En plus de ça, elle se demandait si elle pourrait un jour repartir. Sa propre quête, elle le savait bien, ne serait pas achevée aisément. Combien de temps lui faudrait-il pour trouver Héphaïstos ? Était-il encore en vie ? Était-il vraiment dans ces lieux ? Elle avait trop peu d’indices pour avoir la moindre certitude et elle se demandait souvent si tout cela allait la mener quelque part. Et si elle arrivait trop tard ?

Elle tourna la tête pour voir comment se débrouillait Ryner. Visiblement, il avait trouvé sa propre technique. Une demi-heure passa et ils commençaient tous deux à entasser assez de piranha pour remplir deux paniers. Le pêcheur semblait plus que satisfait.

- Y rest’encore un problèm’ m’sieur ‘dame. Comment qu’j’fais pour l’mettre dans l’panier, l’poisson, moi ?
- Je vois que vous avez une pelle, remarqua Lusionnelle en se levant. Ça devrait suffire !

Le pêcheur lui tendit alors la pelle et Lusionnelle soupira. Elle commença à les mettre dans le panier.

- Ryner, tu peux arrêter de pêcher je pense. N’est-ce pas ?
- Oui, oui ! Arrêtez, ça suffira comme ça ! renchérit le pêcheur.
- On pourra donc prendre votre filet, monsieur ? voulut s’assurer la jeune fille.

Le pêcheur acquiesça.

- Des poissons qui ont des dents… Tu verras que les poules en auront, elles aussi ! rigola Lusionnelle en s’adressant à Ryner. Ça pourrait être marrant. Enfin, je suppose… Mais dis-moi, où est-ce que tu as eu ton arme ? Je n’en ai jamais vu de telles là d’où je viens. Et ça fait pas longtemps que je suis ici, tu l’as acheté en ville ?

On ne pouvait pas dire que la réponse que donna Ryner était très détaillée. En tout cas, s’il n’avait pas acheté son arme, c’était qu’il l’avait reçue, volée ou acquise d’une quelconque façon. Lusionnelle était un peu déçue de ne pas en savoir plus, elle avait été plutôt impressionnée. Bien sûr, elle préférait de loin user de ses poings que d’appuyer sur une détente. Au moins, avec ses poings, elle mesurait parfaitement ce qu’elle faisait et son talent avait malgré tout un avantage, aussi retord qu’il pût être.
En touchant son adversaire, même si le contact durait qu’une seconde, elle pouvait transmettre un flot de pensées négatives, allant jusqu’à la provocation. Bien évidemment, l’ayant seulement pensé et non pas dit, aucun ne saurait prouver qu’elle avait provoqué quoi que ce fût et son innocence serait en tout point assurée. Lusionnelle avait appris à ses dépends comment garder son sang froid se révélait capital dans un combat ou même dans toute situation critique.

À présent, ils apercevaient la bourgade où l’éleveur leur avait signalé les poules échappées. Comme le fit remarquer Ryner, une certaine animation agitait les lieux et l’atmosphère semblait à la fête. Lusionnelle leva les sourcils avec curiosité. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas festoyé… n’ayant jamais eu de quoi fêter. Ses anniversaires s’étaient déroulés devant un simple gâteau et un cadeau symbolique. Elle n’avait jamais eu vraiment droit à ces bonheurs que les autres enfants, puis adolescents, connaissaient.
Oubliant très vite ce détail, elle s’intéressa aux poules que lui désigna Ryner.

- Bon et bien je crois qu'il va falloir chercher dans toutes les rues les poules pour les retrouver. Occupons nous déjà de celles-ci.
- Très bien ! Mais on n’a qu’un seul filet, rappela Lusionnelle. Et comme on n’a qu’un seul panier, on ne peut pas non plus se permettre de se séparer.

Elle s’avança et regarda les poules qui allaient de-ci et de-là, picorant le sol à tue-tête. Elle s’attendait presque à voir des dents leur pousser de leur bec mais ce ne fut pas le cas. C’était juste de simples et bêtes poules.
Revenant vers Ryner, elle ouvrit le panier et en tira le filet. C’était un vulgaire filet de pêche, rien de bien particulier. Il serait aisé de l’utiliser pour récupérer les poules.

- Dommage qu’on ne puisse pas utiliser ton arme, sourit-elle. Ce serait radical. Mais une fois de plus, il nous les faut vivante. Tu préfères le filet ou y aller à main nue ?

À côté d’eux, l’animation battait son plein. Ils pouvaient entendre les cris enthousiastes des spectateurs et leurs applaudissements. Que comméraient-ils ? Un vain espoir s’empara d’elle quand elle pensa que, peut-être, c’était une fête en l’honneur du Dieu Héphaïstos, avant de se reprendre. Il y avait peu de chance que cela fût le cas. En ville, peu savaient ne serait-ce qui il représentait, la plupart ignorait jusqu’à son statut de Dieu.
Que pouvait-elle espérer dans un monde si diversifié où tous provenaient d’univers différents ? Elle était consciente de chercher l’aiguille dans la botte de foin, mais devait-elle pour autant désespérer de la trouver un jour ?

Revenant à elle, elle regarda son partenaire. Elle ne savait rien de lui, se dit-elle, tout juste ce qui semblait être son nom. « Ryner » semblait plus comme un pseudonyme. Elle était une demi-déesse au pouvoir de la pensée, mais ce dernier était bien inutile quand les seules pensées qui étaient lues se révélaient être les siens et par ceux qui la touchaient.

- Quelle poisse ce pouvoir ! marmonna-t-elle dans sa barbe.

Elle ne se rendit pas compte qu’elle avait parlé à voix haute et attendit tout simplement que Ryner lui donnât sa réponse.