Le réveil du maudit. (Ouvert à tous/4 personnes max)

-Attention ! Tu vas vraiment finir par te faire mal un jour ! Et tiens ton dragon, il est pire que toi !

Je ris, en effleurant la surface de l'eau et les bateaux, tournant la tête pour tirer la langue au capitaine du bateau qui m'avait interpellé

-C'est une dragonne d'abord !

-C'est ça, c'est ça ! Continue à faire ta maligne mademoiselle l’ailée ! Un jour tu regrettera de pas m'avoir écouté.

Toujours les mêmes échanges, depuis des années. Les bateliers n'aimaient pas vraiment me voir raser l'eau de si près. Ils considéraient que c'était dangereux, que je risquais de me manger un bateau en pleine poire, ils avaient peur de me retrouver assommée sur l'une de leur embarcation un jour. Ou même dans l'eau. Je n'en avais cure, continuant mes acrobaties comme une provocation. J’atterris, fis mes courses, et reparti par le même chemin, toujours suivie de ma précieuse Linéore qui ne me lâchait pas d'une semelle.

-Hé l'aîlée !

-Oui oui, je fais attention, vous l'avez déjà dit il y a 15 minutes, j'ai pas de problèmes de mémoire vous savez ?

Je m'arrêtais, faisant du sur-place devant le marin bourru qui m'interpellais chaque fois que je passais par là.

-Non, c'est pas ça. Je me demandais si tu n'avais pas remarqué des trucs étranges dans le fleuve ces derniers jours

-Étranges ? C'est à dire ?

-Et bien... Je livre des marchandises par bateau tous les jours, et j'ai remarqué que les courants s'étaient considérablement modifiés sur une partie de l'Arcos...

-Et alors ?

-Les gens parlent... Certains affirment que l'eau bouge parfois de manière étrange. Et tous mes amis travaillant sur le fleuve ont fait exactement la même constatation que moi, les courants ne sont plus les mêmes

-Non, désolée, j'ai rien remarqué du tout. A la prochaine !

Je fis mine de partir, mais l'homme ne l'entendait pas de cette oreille :

-Lylla ! Tu veux pas aller voir sous l'eau ce qu'il se passe s'il te plaîs ?

-Premièrement, comment vous connaissez mon prénom ? Et deuxièmement, les courants se sont modifiés, c'est tout, je comprends pas vraiment ce que vous voulez que je regarde, et puis je n'ai pas forcément envie d'aller à la flotte avec la température qu'il fait. Faites-le vous !

-Allez ! Tout le monde sait que tu nage très bien, bien mieux que moi en tout cas. Et puis c'est pas difficile de connaître ton prénom, quand tu étais plus jeune, il résonnait régulièrement par ici, tes parents t'appelaient pour le repas et tu filais systématiquement explorer on ne sait trop quoi...

Je ris franchement à cette anecdote dont je ne me souvenais plus du tout.

-Je sais même pas où c'est votre truc !

-C'est pas un problème ça, je peux t'y emmener

-Vous y tenez vraiment à ce que je plonge....

Je rentrais chez moi, vaincue par l'entêtement du vieux bonhomme, rangeais mes courses et enfilais un maillot en dessous de ma tenue et attrapais une serviette et une paire de lunettes avant de revenir sur l'embarcation toujours suivie par la dragonne qui s'assit bien sagement à mes pieds.

-Je suis même pas sûre d'atteindre le fond...

-Tu peux pas savoir tant que tu n'as pas tenté non ? On te laissera pas te noyer, t'inquiètes

Je grommelais pour la forme, tandis que l'homme larguait les amarres et m'emmenait sur les lieux de ces fameux phénomènes paranormaux...

Spoiler:

Affalé contre le bastingage, le menton posé sur ses bras croisés, Cygne regardait la rive du fleuve défiler d'un oeil éteint. Certes, Northrives était un très joli quartier, mais les transports publics fluviaux étaient quand même nettement moins rapides que les bus de Tern... et sa console de jeu était anachronique dans le coin, il n'était légalement pas autorisé à la sortir de sa poche. Il bâilla à s'en décrocher la mâchoire. C'est quand qu'on arrive ?

Un choc soudain faillit lui faire avaler sa langue. Il referma la bouche et fut pris d'une quinte de toux.

"Bah alors ?" dit-il quand il eût fini de s'étouffer sur sa salive.

La navette fluviale avait heurté un autre bateau. Les dommages ne semblaient pas dépasser quelques éraflures sur la peinture, mais les capitaines étaient occupés à s'invectiver. Cygne s'approcha, curieux.

"Tout ça, c'est la faute de ces maudits courants," bougonna le capitaine de la navette tandis que les équipages des deux bateaux utilisaient de longues perches pour écarter les deux coques.
"Pourquoi ?" demanda Cygne. "Qu'est-ce qu'ils ont, les courants ?"
"Ils ont la bougeotte, voilà ce qu'ils ont ! Des jours qu'ils nous font tourner en bourrique sur cette zone. M'étonnerait pas qu'un magicien ait balancé une saleté à l'eau."
"Une saleté ? Genre quoi ?"

Cygne se pencha par-dessus le flanc de la navette pour scruter l'eau, mais il ne lui trouva rien de spécial. Le marin lui jeta un regard cynique.

"Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Tu n'as qu'à aller voir si tu es si curieux, gamin."
"Hum..."

Cygne pesa le pour et le contre. D'un côté, il n'était pas un très grand fan de magie. De l'autre, il s'ennuyait franchement. Et puis, il n'aimait pas les questions sans réponse.

"Ok."

Sur ce, il entreprit de se débarrasser de ses chaussures, de son blouson et de son pantalon.

"Euh... t'es sûr ?" s'alarma le capitaine.
"Vous en avez pour un petit moment à dégager le passage, non ?" fit Cygne en désignant le bouchon qui commençait à se former autour de la collision. "Partez pas sans moi !"

En t-shirt et sous-vêtement, il grimpa sur le bastingage. C'est alors qu'il remarqua une jeune fille en maillot de bain et aux grandes ailes sombres qui s'approchait du bord sur le bateau d'en face. Charmé par la coïncidence, il lui adressa un large sourire et un geste de la main.

Je frissonnais quand l'air encore frais en cette période de l'année mordit ma peau récemment mise à nu. Pourquoi c'était moi qui devait m'y coller à cette baignade forcée. Les courants aléatoires de l'Arcos ne m'affectaient pas moi ! Un choc se produisit, et je faillis finir par terre.

-C'était quoi ça ?

La marin qui s'était retourné pour me laisser un peu d'intimité -bien que n'ai qu'un pull et un jean à enlever- me répondit en saisissant une longue perche pour se précipiter à l'avant :

-Une simple collision. C'est la faute de ces maudits courants, ça arrive de plus en plus ces derniers temps. Je vais dégager le bateau, finis de te préparer.

C'est donc en maillot de bain deux pièces noir à lanières rouges, le seul et unique que je possédais dans mon placard, que je m'avançais à mon tour à l'avant, observant les dégats. De simples coques égratignées apparemment, mais je ne m'y connaissais pas vraiment en transports aquatiques. Je croisais mes bras sur mon ventre, mal à l'aise, camouflant tant bien que mal les quelques bleus parsemant mon corps, séquelles de mon dernier passage à tabac. Celui après lequel j'avais croisé mon père... Non, ne pas penser à ça, ces évènements me paraissaient encore bien trop irréels ! Un geste sur le bateau d'en face attira mon regard et je vis un jeune homme qui semblait lui aussi prêt à plonger. Tout le monde s'était donné rendez-vous ici ou bien ? Je répondis par un petit sourire légèrement crispé avant d'observer de nouveau les flots, pas vraiment décidée à y sauter.

Alors que j'allais tendre le bras pour tenter de mesurer la température de l'eau, un drôle d'évènement se produisit : un tunnel se forma non loin de moi, semblant mener au fond de l'Arcos, comme une sorte d'invitation. Ma linéore qui m'avais suivi jusqu'à l'avant observait le phénomène d'un air curieux alors que j'étais de plus en plus indécise. Des voix se firent entendre et je levais le nez au ciel pour y découvrir deux des imbéciles habituels, une fille et un garçon. Je soupirais :

-Bah alors l'hybride, qu'est-ce-qu tu fais là ? Tu veux prendre un bain ?

-Mais t'es vraiment c*n ! Tu sais pas que le fleuve fait des trucs hyper bizarre ici ? Faut bien envoyer quelqu'un pour vérifier ce qu'il se passe sous l'eau. Et comme on sait pas si c'est dangereux, on envoie ceux qui n'ont aucune importance.

-Maintenant que tu me le dis, ça me rappelle quelque chose en effet. Hé le monstre ! Noies-toi au fond du canal steuplais qu'on rigole un coup !

-Ça nous ferais des vacances ouais !

Je soupirais de nouveau levant les yeux au ciel. Irrattrapables ceux-là ! La dragonne qui avait commencé à grogner à l'arrivé des deux êtres ailés s'élança dans leur direction toutes griffes dehors. Ma voix claqua dans l'air un ordre bref, masquant mon inquiétude de mon mieux :

-Yülina ! Ici !

Elle revint aussi vite qu'elle était partie, se remettant à grogner. Elle n'attendait qu'une seule chose : mon autorisation pour aller bouffer ces deux là. Je me plaçais devant elle, pour lui dire d'une voix assez forte pour être entendue de ceux qui voulaient ma peau :

-Écoutes moi bien. Je vais aller dans ce tunnel. Toi, je t'interdis de me suivre. Tu reste sur ce bateau et tu le gardes. Si ces idiots mettent un seul pied sur le pont, tu as l'autorisation de les mordre. Comprit ?

Je l'embrassais sur le museau avec affection, avant de retourner au bord. D'un coup d’aile, je fus à l'entrée de ce toboggan aquatique, et quelques secondes plus tard, j'étais arrivée au fond.

-Mais qu'est-ce-que c'est ça ?

Ma voix résonna dans cette sorte de caverne dont les murs semblaient composés d'eau. Je tournais sur moi-même pour observer les lieux. Ça et là, des gouttes suintaient des murs, et l'ensemble était relativement humide. Les parois ne semblaient pas dans leur meilleur état, et je commençais à me demander ce qu'il se passeraient si elles cédaient d'un coup. C'était un coup à se noyer ça...

-Y'a quelqu'un ici ? Ou quelque chose ? Depuis quand c'est là au fond de l'eau ça ?

Je parlais toute seule, cherchant à savoir si c'était bel et bien cela qui modifiait les courants, si il y avait une explication logique à la présence d'un endroit sec au fin fond de l'eau.

"Oh, dément !" fit Cygne lorsque l'eau s'écarta pour créer un passage.

Le capitaine de sa navette ne sembla pas de son avis. Il jeta des regards noirs au phénomène et s'éloigna en marmonnant une prière envers un dieu inconnu. Les autres passagers s'agglutinèrent avec curiosité autour du bastinguage.

Cygne releva les yeux pour voir ce que faisait la fille d'en face et surprit une dispute avec deux autres personnes ailées. Il plissa le nez, vexé pour elle. Il y avait vraiment des gens gratuitement méchants.

Comme il ne pouvait rien y faire, il sauta à l'eau. Il réémergea aussitôt, frissonnant et claquant des dents. Waouh ! C'était encore un peu frisquet pour la saison. A son grand dam, la fille n'eut même pas à se mouiller. Il la vit s'approcher du toboggan d'un coup d'aile et disparaître à l'intérieur.

"Hé, attends-moi !"

Quelques mouvements de brasse et il atteignit à son tour l'embouchure. Un remous du courant le propulsa à l'intérieur et il roula jambes par-dessus tête jusqu'au fond du passage. Il atterrit les quatre fers en l'air dans une épaisse couche de vase.

"Beuuurk," fit-il en s'extirpant de la matière spongieuse avec de multiples bruits peu ragoûtants.

Avisant la fille non loin, il lui adressa un nouveau salut de la main, penaud.

"Euh, hello. Moi c'est Cygne. J'ai manqué quelque chose ?"

Alors qu'il disait ça, l'un des bateaux au-dessus d'eux se déplaça. L'ombre qu'il projetait sur la bulle dans laquelle ils se trouvaient disparut, révélant un gros objet sphérique à demi enseveli dans la vase. Cygne s'approcha, soulevant chaque pied avec des bruits de succion.

"Si on était dans un jeu vidéo, il y aurait un gros monstre hideux et sans doute gluant là-dedans. Tu crois que c'est l'origine des courants ?"

Il gratta de l'ongle la surface du cocon, la trouvant mince et friable.

Un bruit de chute retentit derrière moi suivi d'une exclamation de dégoût. Je me retournais vivement pour finalement constater qu'il ne s'agissait que du garçon de l'autre bateau. En même temps, de qui d'autre pourrait-il s'agir ? Les idiots étaient bien trop peureux pour ça et les capitaines trop superstitieux. Quand aux passagers, ils étaient plus enclins à prendre des photos du phénomène qu'à en comprendre la cause. Je répondis à sa présentation par un simple :

-Je m’appelle Lylla. Et non, tu n'as pas raté grand chose.

D'un seul coup, alors que je regardais au plafond, cherchant toujours par quel miracle l'eau ne pénétrait pas ici, la lumière s'invita dans notre bulle sous-marine et je plissais les yeux un peu éblouie alors que mon accompagnateur se ruait sur quelque chose que je n'avais jusqu'alors pas remarqué, trop occupée par le mauvais état des murs. Je le rejoins et m'accroupis à ses côtés en répondant :

-Je ne joue pas aux jeux vidéos, mais je vois ce que tu veux dire. Et... Aucune idée. Brr, c'est froid et dégueu effectivement ce sol ! Si ce n'est qu'à mon avis, tout ça, ça n'a rien à faire là.

Je désignais l'ensemble de la caverne :

-Sans oublier que ça a tout sauf l'air naturel cette histoire...

Je me tus soudainement en posant vivement mon doigt sur ma bouche pour intimer également le silence à Cygne. Il me semblait avoir entendu du bruit...

-J'ai cru entendre un truc qui venait... Ça recommence t'entends ? Ça viens de ce truc !

J'approchais mon oreille du cocon pour confirmer que ce n'étais pas mon cerveau qui me jouais un tour :

-On dirais une voix ! Je comprends pas ce qu'elle dit par contre...

Curieuse, et un peu alarmée par la possibilité qu'il s'agisse d'une personne emprisonnée dans cette étrange prison, je me mis à mon tour à casser la coquille, en donnant de petit coups dedans pour tenter de créer un trou suffisamment grand pour voir à l'intérieur. Je n'osais pas y aller trop fort de peur de blesser ce qui était là-dedans. Petit à petit, au fur et à mesure que l'étrange coquille tombait en morceaux, l'hypothèse d'un être humanoïde se confirmait, et je n'en mis que plus de cœur à l'ouvrage. On pouvait pas le laisser là-dedans non plus !

"Certes, je doute que ça fasse partie de l'agencement normal du quartier... Mais tant que ça ne nous tombe pas dessus..." dit Cygne avec un coup d’œil méfiant pour les parois d'eau qui ne tenaient bon que par un mécanisme inexpliqué.

Si le barrage cédait, l'eau allait se ruer là-dedans si vite qu'ils allaient finir comme une paire de chaussures dans le tambour d'une machine à laver. Au moins, ça rincerait la boue qui maculait son T-shirt et son caleçon.

Le signe de Lylla le fit taire, dans l'expectative. Il la regarda se pencher vers le cocon, et quand elle dit entendre une voix, repoussa ses cheveux en bataille et plaqua son oreille pointue à l'endroit où il avait gratté plus tôt.

"T'as raison !" s'exclama-t-il. "Ça appelle à l'aide !"

Il joignit ses efforts à ceux de Lylla, espérant de tout cœur qu'ils n'allaient pas se retrouver dans le rôle des quidams naïfs qui libéraient le monstre et se faisaient bouffer avant l'arrivée du héros. Bientôt, ils eurent créé une ouverture de la taille d'un poing.

"Oh hé ! Vous nous entendez ?"