Le monde à l'envers

Parmi les visages que je connais, un en particulier déambule dans la bibliothèque depuis peu de temps. Impossible de feindre la surprise quand il se présente à mon bureau.

-Bonjour Augure, je ne pensais pas te revoir dans ma tour avant un moment.

Avec tout ce qui se passe en ce moment, je m'attendais à la désertion progressive de presque toutes mes troupes, les Maitres en premiers. Mais puisqu'il se proposait pour une mission difficile et surtout urgente.

-Tu es tout seul ?

Je m'enfonçais dans mon fauteuil et attrapais ma tasse de café. Le calme très rare dans le hall avait aussi pour explication l'absence de Kip. Le petit robot était au turbin aux archives pour classement des vieilles données.
La tour servait aussi de base de données officielles et l'année venant de commencer, les éléments de la 14ème devaient être rangés. Une occasion magnifique de me débarrasser du grille-pain maladroit qui me sert d'assistant.

J'acquiesce à son compte rendu, je ne pense pas qu'il s'attende à des félicitations. Intéressé, Carine se presse dans mes pensées. L'inactivité le rend morose et Augure est un mâle qu'il voudrait bien affronter pour le plaisir de se défouler. Je le sens curieux et observateur.
Nerveusement, je repositionne une mèche de cheveux. Le loup n'est jamais aussi difficile à tenir que dans ces moments là. Je sais exactement ce qu'il a en tête. Pourtant, je n'ai aucun moyen de l'empêcher de m'imposer sa vision du monde.

-Comme tu le vois, je n'ai pas beaucoup de travail, les lecteurs ont enfin un peu de calme et quand je me débrouille bien j'arrive aussi à trouver une occupation à Kip... Pour que je puisse profiter de cette période d’accalmie sans me préparer à combattre un incendie.

Je ne vais pas m'excuser de prendre un peu de repos non plus. C'est la guerre, certes, tant que K'ouen n'enverra pas les informations de son commissariat, je n'ai rien à proposer aux aventuriers. Sinon cette gamme de préparatifs qui n'intéresse personne.

-La plupart des aventuriers se préparent de leur côté. Ce n'est pas la meilleure période pour risquer sa peau en pleine campagne. Et puis, avec tous ces miliciens qui traînent...

Je me lève et machinalement vérifie d'un coup d’œil l'état de mon écran d'ordinateur. Pas de nouvelle, bonne nouvelle ?

-Tu connais les règles Augure, les missions se font en groupe, je ne peux pas t'inscrire seul. Même si je t'imagine très bien te charger de la surveillance de l'entrée du Pic seul.

Ajouter mon nom ? A quoi ?
Brusque cessation de toute activité intellectuelle, les mains posées sur le comptoir, je l’observe inexpressive. Par un effet de conséquence mon regarde tombe sur mes mains.

-C’est tellement gentil à toi de te soucier de ma manucure.

Et de mon anxiété. Mes ongles sont en excellent état.
De toute évidence il croit sincèrement que me lancer une provocation ouverte va me convaincre de l’inscrire pour la mission. J’hésite à rire franchement. Carine me retient, mes pensées griffées deviennent inaudibles, il grogne, il jappe. La provocation a très bien fonctionnée. Je soupçonne Augure de savoir comment s’y prendre avec les chiens mieux qu’avec les femmes.

Aussitôt les mains portées à mes tempes, mon humeur décline de plusieurs degrés sur la courte échelle déjà difficile à grimper. Ce type a un don…

Ce qui acheva de me convaincre, Kip arriva dans le hall, son générateur le faisait flotter dans le vide, presque indécent, de la salle. Il vint vers moi une mine enjouée dessiner sur son moniteur et ses bras animés ondulant joyeusement au-dessus de son cube.

-D’accord, je viens avec toi !

Kip s’arrêta au niveau du comptoir.

-Kip !
-Kip, j’ai une mission pour toi.

Pour une fois il attendit la suite avant de lâcher un « kip » supplémentaire. Je lui jetais les clefs accrochées à ma ceinture :

-Tu t’occupes de la Tour jusqu’à mon retour.
-Kip...

Désespéré, le robot tournait nerveusement autour de moi tandis que je remplissais l'ordre de mission. Je la fichais sur la pile des missions prises et j'attrapais mon manteau. Dans le tiroir je me saisis du titre perçant de la mission, je tandis la main à Tchen.

-Prêt ?