De sombres extémités

Tapotement. Tap, tap, tap. Un soupir, des cliquetis.
Autant dire qu'elle s'ennuyait fermement. Ses parents sont vraiment trop vieux et obsolètes. Comme si elle avait besoin de travailler pour se faire de l'argent ! Il était vrai que cette magnifique paire de bracelets au prix exorbitant qu'elle avait vu au bijoutier la motivait un peu. Un peu. Elle s'imaginait un travail intéressant et palpitant - comme mannequin ! La voilà à attendre heures après heures derrière un comptoir, faire des sourires à des gens qu'elle n'aimait pas et à leur dire merci ! S'ils connaissaient son nom de famille, ils se sentiraient certainement obligés de la remercier elle, pour avoir eu un peu de son intention. Fallait dire que le propriétaire l'avait sacrément enguirlandée pour cet état de fait, et elle essayait d'éviter une nouvelle scène.

Derrière son comptoir, avachie sur la surface plane, elle frappait avec intervalle régulier le bois avec son ongle coloré de bleu ciel. Un autre soupir lui échappa, un souffle long et bruyant dans une révolte silencieuse. Ses yeux voyagèrent vers l'horloge sur sa gauche, comme elle le faisait toutes les cinq minutes, en l'attente de la fin de journée - la fin de ce travail ridicule. Elle écoutait d'une oreille distraite les pas du client qui venait de rentrer dans ce boui-boui. Un espoir qu'il s'en irait sans qu'elle le voit la prit - ce serait une aubaine.

Se redressant d'un coup, sa position devenant inconfortable, la fille se cala au fond du siège, se penchant légèrement vers l'arrière. De cette place, elle pouvait apercevoir son beau reflet dans la glace accrochée au mur, sur sa droite. Elle s'admira quelque temps, sous divers angles, puis entreprit la tâche de replacer ses cheveux. Elle les cala derrière sa grande oreille pointue, afin de la mettre en valeur, effleurant du bout des doigts les nombreux anneaux qui la transperçaient ce qui les fit cliqueter de nouveau. D'un geste large, elle remit la totalité de sa chevelure derrière ses épaules, puis vint rechercher ses longues tresses ornées de fils bleus clairs. Satisfaite, elle se fit un sourire à elle-même - qu'est-ce qu'elle était jolie fille, tout de même ! - et revint à son triste poste.

Alors qu'elle observait ses ongles - d'une longueur à n'en rien envier à celle de ses cheveux -, la vendeuse avisa du coin de l'œil le client qui venait de sortir des rayonnages. Malheur. Elle l'ignora royalement, si seulement cet imbécile n'avait pas eu l'idée de venir la voir !
Lorsqu'elle comprit qu'hélas, elle n'échapperait pas à de faux sourires et des faux mercis, la jeune elfe inspira un bon coup, se redressant sur son tabouret inconfortable. Tapant une dernière fois son ongle sur le bois du comptoir, en un geste d'exaspération, la vendeuse releva la tête. Dans un effort monstrueux, elle s'était affublée d'un sourire très clairement hypocrite.

« Bonjour ! » entonna-t-elle d'une (très) fausse joie.

Un tic nerveux parcourut sa joue, se répercutant sur un de ses doigts qui claqua de nouveau contre le bois du comptoir. Elle mit toute sa volonté à garder son sourire encore quelques secondes. Que le proprio ne vienne pas se plaindre d'elle après, avec tous ces efforts ! Comment les vendeurs faisaient-ils pour supporter des clients aussi insupportables ? Et aussi ringards en plus ? Comme s'il suffisait d'avoir un beau visage pour être désirable, il méritait bien quelques cours de mode celui-là. Ainsi que quelques cours de respect ! Elle irait volontiers lui plantait ses ongles dans ses petits yeux perfides. Elle s'intima mentalement au calme. Pense à la magnifique paire de bracelets.

Il lui balança son stupide bout de papier comme s'il faisait force de loi. Ah! qu'il se le mange lui... du calme, voyons, les bracelets, les bracelets. La vendeuse attrapa le bout de papier en soupirant peu discrètement, lisant les informations écrites dessus d'un regard las, ne s'attardant sur rien d'autres que ce qu'elle devait aller chercher. Plus tôt elle se serait débarrassé de lui, mieux ce serait. Alors qu'elle se levait nonchalamment, la voix désagréable la pressa, ce qui eut le don de l'énerver.

« Hé minute, je vais vous le chercher, paniquez pas, c'est bon ! » lui répondit-elle les sourcils froncés.

Avec un autre soupir - toujours aussi peu discret - elle alla dans l'arrière-boutique cherchait ce foutu numéro de commande d'un pas lent. De très mauvaise grâce elle avança, regarda le bout de papier encore une fois et -
« Aïe ! » cria-t-elle, suivie d'une grand fracas.
Ne regardant pas où elle allait, elle s'était cognée sur un grand objet traînant par terre qui s'écrasa par terre. Heureusement le bidule ne se fracassa pas en mille morceaux, et elle le replaça rapidement, tout en maugréant tout bas :
« Ce maudit proprio pourrait ranger un peu quand même, je suis payée pour vendre moi, pas faire son rangement ! »

Une fois l'objet remis, un soupir exhalant, elle se tourna et - le papier ! Un peu alarmée, elle regarda par terre - ouf, il est là. Le ramassant, l'elfe gagna les étagères où tout était entreposé, cherchant le bon numéro : une simple recherche qui fut plutôt longue, et qui devait certainement énerver le client. À cette pensée, elle esquissa un objet. Qu'il attende, tiens, elle n'en avait rien à faire.

Dans uns position je-me-maintiens-droite-tant-que-mal-parce-que-j'en-ai-rien-à-faire, la vendeuse parcourait des yeux les étagères. Repérant le numéro demandé, elle claque sa langue, déjà fatiguée à l'idée de porter quelque chose d'aussi gros - n'aurait-il pas pu commander un simple peigne ? Cela lui aurait été sûrement plus utile. Fourrant le bout de papier dans la poche de sa robe, elle leva les bras pour aller l'enquérir. À ce moment, elle entendit le client s'approchait, et elle fit volte-face, encore moins avenante qu'elle ne l'était déjà.

« Mais qu'est-ce que vous faîtes là ? s'écria-t-elle, Vous n'avez pas le droit, franchement ! »

Elle le regarda, sidérée, prendre son colis et s'en allait avec. Mais pour qui se prenait-il, ce vieux ? Il lui manquait totalement de respect, ce qui eu le don de l'énerver. Elle ne put s'empêcher de lui crier après :
« Vous ne manquez pas de culot, vous ! J'hallucine, pour un simple colis ! Hé, j'vous parle. »

Alors que ce client vraiment nul revenait derrière le comptoir - son comptoir - et qu'il la regarde comme une sous-fifre, elle se tendit et prit sur elle, ce qui lui demanda énormément de volonté. Elle se répéta dans une mantra de rester calme, polie, professionnelle comme le lui disait toujours son employeur. Fermant les yeux une seconde, inspirant un bon coup, l'elfe se tut, lui envoya un regard meurtrier, et fit ce qu'on lui demandait. Elle ressortit le papier de sa poche puis prit note de la commande livré dans la drôle de machine avec une vitesse étonnante par rapport à sa lenteur de tout à l'heure. Prenant information du prix des objets, elle tendit une main relativement impolie vers l'homme, le regardant dans les yeux en une provocation sous-entendue.

« Ça fera 100 PIMs, lui réclama-t-elle avant d'ajouter, un instant après d'une voix hypocrite : S'il vous plaît. »

Bien, sa journée était définitivement fichue. Pour un vieux à qui on n'avait visiblement pas appris la politesse. Profondément vexée, s'il avait l'audace de rajouter quelque chose, elle lui jetterait n'importe quoi - il y a toujours des choses à portée de mains, comme ce cahier-là. À peine une semaine de travail et elle maudissait déjà ses parents qui s'étaient moqués d'elle en l'intimant à travailler. Hors de question qu'elle continue à se faire traiter comme une simple esclave, demain, elle ne reviendrait pas ! Tant pis pour les bracelets.

La vendeuse reçut le badge dans le creux de sa main, et elle se chargea très rapidement de la transaction. Se forçant à pincer les lèvres pour éviter toutes paroles malvenues, elle fixa son regard seulement sur ce qu'elle devait faire. Moins verrait-elle ce malotru, mieux elle s'en porterait. Certainement n'avait-elle jamais été aussi rapide dans son travail tant elle voulait qu'il déguerpisse. Si cela n'avait tenu qu'à elle, elle lui aurait volontiers botté le derrière vers la sortie. Cependant elle ne portait pas de bottes, mais de charmantes petites espadrilles venant de Tern. Elle prit le montant du paiement pendant que l'homme-ridicule vérifiait son colis - quoi, allait-il l'accuser d'avoir abîmer son achat maintenant, alors qu'il l'avait porté lui-même ?

En tendant le badge vers l'homme, qui le reprit sans un mot, elle lui envoya un regard noir. Il n'y prit aucunement attention puis partit, sans aucune autre forme de procès. L'elfe fut déstabilisée un moment, puis elle fut véritablement en colère. L'indifférence, l'ignorance l'agaça plus encore que son comportement ou ses paroles déplacées. Comment pouvait-il partir comme ça, sans même lui dire au revoir ? Ses parents lui avaient-ils appris la politesse au moins ? Visiblement, non. Décontenancée sur le moment, elle en resta muette - mais reprit sa verve avant que le mécréant ne sorte.

« Et surtout, passez une très mauvaise journée ! » lui cria-t-elle au dos.

L'homme sortit, et l'elfe soupira - encore une fois. Elle s'assit rageusement sur son tabouret, décidément ce poste était une horreur. Elle le détestait et ne reviendrait plus ! Son ongle vint frapper le bois du comptoir, et bouillonnant de rage, elle se releva et fit les cents pas pour essayer de se calmer. S'il osait se repointer dans la journée, elle le lui ferrait payer.
La vendeuse rejoignit sa place, et regarda l'horloge. D'accord, encore quelques heures à tenir. D'ici là, il lui faudrait s'empêcher de tout casser. Si par malheur un autre client lui manquait de nouveau de respect...