Le bon vouloir des aveugles

Depuis une heure il déambulait dans l'animalerie, regardant les compagnons comme les montures. Allés et retours, il trainait le bout de sa canne devant ses pas, le poignets ferme et les lèvres pincées.

Karan était devant une décision qu'il n'arrivait pas à prendre. Il l'avait compris avec le temps, ses professions demandaient un voyant à temps complet. Ou un aveugle correctement guidé. Le fait de ne pas pouvoir lire une carte ou de manquer de peu les troncs d'arbre devenait embarrassant.

Le soldat se résigna à trouver de l'aide auprès d'un compagnon. Aucun équipier digne de ce nom pouvait tenir ce rôle pour lui. Il lui fallait un guide prêt à mettre sa vie dans la balance avec la sienne.

Au départ, un compagnon le tentait. L'animalerie regorgait d'animaux domestiques intelligents et capables de tenir la distance, le Linéore pouvait agir ainsi, assez grand pour le diriger, assez rapide pour le prévenir et le loup au prix défiant toute raison avait pour lui une personnalité modulable. Un chien d'aveugle capable de combattre, voilà qui tentait dangereusement le soldat en lui.

Il pouvait aussi penser de même d'un certain nombre de montures de l'écurie, hors de prix mais parfois plus que capable d'accomplir la mission plutôt rude de l'accompagner partout.

Karan se tint pensif devant les cages.
Douter de ce qu'il voulait lui était inconnu, il manquait pourtant de savourer cette émotion dérangeante.
De dépit, il alla trouver un responsable dans l'espoir que les arguments du vendeur face pencher la balance vers l'une ou l'autre des créatures présentées.

-Bonjour monsieur !

Anté allait se présenter au beau jeune homme qui venait d'entrer et se ravisa. Aveugle comme une taupe, l'homme se faufila dans la boutique sans lui prêter attention.
Elle le regarda de loin, faire des allées et venues, attendant le bon moment pour aller vers lui.
Au bout du compte, c'est lui qui fit le premier pas.

-Une créature capable de tenir le choc dans la zone du dehors et de servir de bras droit en mission...

Elle fit mine de réfléchir et dit la première chose qui lui vint à l'esprit :

-C'est une femme dont vous avez besoin !

Elle était toute fière de sa plaisanterie. En l'invitant vers les cages spéciales, elle lui présenta d'abord les montures.

-Le drake est un bon choix, mais ils peuvent se montrer caractériels et difficiles à supporter. Mais de toutes les montures, il est fort, polyvalent et intelligent, il serait parfait si vous avez de la poigne ou beaucoup de patience.

Et en chemin vers l'animalerie elle insista pour lui suggérer de réfléchir aux Loups cybernétiques. -Ce sont de petites perles de technologies et leur grande maniabilité vous permettra de la configurer pour être le chien idéal pour palier votre...

Cécité ? Handicap ? On dit quoi dans ces cas là ?

-Il est très résistant et en cas de panne le laboratoire pourra le réparer ou le remplacer. Si les archives sensorielles sont intactes vous pourrez garder la bête à vie en ne changeant que l'emballage.

Elle voudrait un sac à main aussi pratique que ce loup, beau, hyper pratique, modulable et immortel.
Bon et si elle le laissait parler maintenant ?

Karan se senti moins coupable de perdre son temps en lèche-vitrine a écouter l'humour de la vendeuse. Le soldat se senti même complice de cette blague.

-C'est une sacrée femme qu'il me faudrait !

Dure au mal et tolérante. L'un ne va pas toujours avec l'autre. L'idée n'était pas si mauvaise, il se promit d'y repenser plus tard.

-Hélas, mon métier ne me permet pas d'attendre d'être mieux accompagné pour l'exercer.

Les voilà devant les Drake. Karan jeta un bref coup d'oeil et retrouva de plus sombres images aussitôt. Sa vision fatiguait et il avait du chemin à faire pour rentrer chez lui. Autant économiser ses forces.

La vendeuse ne s'arrêta pas là. La suite de sa visite guidée les emporta vers les loups cybernétiques. Petits derniers d'une longue liste de familiers exclusifs à l'Entre-Monde, il méritait sa présence dans le catalogue.
Sous le regard de Karan, le loup était certainement aussi peu rassurant que les montures les plus grosses. Bien qu'il soit plus petit.

Il songea à haute voix.

-Le loup n'est pas donné et les montures sont utiles pour voyager rapidement.

Mais il bénéficiait d'un perçant, cet argument tombait à l'eau. L'argent devenait le premier frein à l'acquisition d'un tel monstre technologique. Car qui dit technologie, dit réparation des avaries. Les vétérinaires sont moins chers que les ingénieurs.
Cependant, une monture blessée mortellement ne risque pas de marcher à nouveau après un passage au garage...

-Vous finirez par trouver !

Anté avait du mal à croire qu'il était seul. Elle le laissa réfléchir tout en songeant elle-même que si ce client avait eu une femme elle n'aurait peut-être pas fait une si bonne vente.
Drake ou Loup cybernétique, les deux lui apporteraient une jolie prime sur laquelle elle ne crachera pas.

Comme si elle lisait dans ses pensées :

-Vous aurez plus vite rentabilisé un loup qu'une monture. Ils sont bien plus résistants, vous aurez moins d'occasions de les emmener en réparation qu'une monture. Pas de vaccins annuels, pas d'écurie à louer, pas de nourriture à acheter si vous le programmez pour chasser.

Mais pour ça, mieux valait que le propriétaire vive en campagne...

-Sa force en fera un chien de garde, un guide et même un GPS si vous le désirez. Après tout, ce sont des technologies améliorables. Le Laboratoire s'est déjà vanté plusieurs fois de pouvoir faire encore plus avec ce petit monstre, vous savez !

Anté réussirait à vendre son premier loup. Il le fallait ! Son honneur de commerçante l'exigeait.

La commerçante savait ce qu'elle voulait, si bien que Karan se trouva de nouveau devant la cage aux loups.
Il hésitait, ce loup valait plusieurs primes à lui tout seul. Et à l'idée de le nourrir, de l'entretenir et :

-Il peut-être pré-programmer ?

Cela lui semblait logique que ce soit le cas. Le soldat, amadoué par les animaux mécaniques en plein jeu, se décida enfin.

-Va pour un loup alors. Il faut qu'il soit en mesure de me suivre partout, j'ai besoin d'un chien d'aveugle mais surtout d'un chien capable de suivre dans la zone du dehors. Pas trop caractériel, je ne veux pas me battre avec lui.

-Très bon choix !

Anté était aux anges. Elle souriait plus qu'elle ne le devrait. Plus tard elle s'en rappellera et elle s'engueulerait mentalement pour avoir perdu son calme. Une bonne vendeuse ne saute pas de joie quand elle vend un produit très cher. Jamais.

A l'entrée de l'enclos, elle interpella l'un des robots. Le premier de la file se présenta près de la sortie. Elle prit une laisse, une muselière et un collier. Tout en l'attachant, elle fit attention à ne pas trop malmener le chien qui tirait sur ses liens. La truffe cherchant les mains de l'aveugle pour des caresses.

-Là, du calme !

Se relevant.

-Suivez-moi, on va le programmer ensemble.

Plus loin dans la boutique, elle fit asseoir le chien métallique sur une plaque métallique incrustée dans le sol.

-Pas bouger le chien.

Il couina mais ne bougea plus.
L'ordinateur devant elle s'alluma. Elle commença à pianoter en parlant de tout et surtout de comment elle arrangeait l'animal pour qu'il soit un bon compagnon pour un commissaire, milicien et prêtre.

Peut-être qu'elle pourrait en profiter pour vendre d'autres loups aux Miliciens et Commissaires.
Un genre de publicité ambulante. Les miroirs sont plutôt bons payeurs.

-N'hésitez pas à faire part de vos critiques sur son comportement lors des visites d'entretien.

Elle mit dans un sac les livrets et garanties, ainsi que différents supports électroniques et papiers pour savoir comment dresser, nourrir, re-programmer chez soi ce Loup cybernétique.

-Cela fera 140 pims tout rond.

Karan suivit avec beaucoup de curiosité la programmation du Loup. Répondant au nom de Sinmora, le monstre vint s'installer contre ses cuisses dès que tout fut terminé.
Efficacité redoutable...
La fourrure métallique lui irrita la peau au travers de la toile de son pantalon.

Il offrit son badge à la vendeuse.

-Merci de votre aide !

Il quitta l'épicerie avec un nouveau pensionnaire à temps complet.
Il se sentait parfois trop nombreux dans sa propre tête, il attendait de voir comme son comportement changerait à l'arrivée d'une nouvelle tête.

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