Le Dieu et la Nymphe [PV : Karan]

« Allez, tu peux le faire... »

La concentration fait se former une fine pellicule de sueur sur mon front. Je ferme les yeux. Rien. Je les ouvre, retente encore une fois. C'est le vide sidéral dans mon esprit. Je lâche un soupir frustré, tentant en vain de refréner ma colère. La branche que je suis parvenue à tordre d'à peine cinq centimètres se remet alors à sa place. Je lâche un cri rageur. Maudit Entre-Monde ! Maudits arbres ! Pourquoi étaient-ils si agressifs, si passifs parfois ? Pourquoi refusaient-ils de me laisser entrer en communication avec eux ? Question bête : parce qu'ils n'ont pas d'Energie pour certains, et ceux qui en ont, eh bien... c'est comme s'ils n'avaient rien. Faut-il vraiment que finisse mes jours sur cette planète dépourvue d'Energie ? Voilà une quinzaine d'années que je suis là, et pourtant je n'arrive toujours pas à m'habituer aux trop grandes différences qui opposent mon monde natal et celui-ci.

Je soupire, soudain calmée. Je suis censée être optimiste, non ? Dois-je continuer à me lamenter sur mon sort ? Non, certainement pas.
Ce qu'il y a de bien avec moi, c'est que je règle mes problèmes toute seule : un petit dialogue avec moi-même, et hop ! problèmes envolés. Enfin, en partie du moins. Parce que je suis toujours assise à califourchon sur cette branche, Kyyr à mes côtés.

Kyyr... Non, décidément, cette planète n'a pas que des mauvais côtés : sa richesse et sa diversité m’impressionnent toujours autant (il faut dire aussi que je suis facilement impressionnable...), et j'avoue qu'un peu de surprises ne me fait pas de mal. Au moins ne suis-je pas coincée dans une routine ennuyeuse et monotone. J'ai le loisir de la découverte, et je suis trop courageuse. Autant mettre ses défauts en pratique, quitte à ne pouvoir les corriger. Et puis, j'ai toujours mon fidèle compagnon. Bon, peut-être un peu trop poilu et quadrupède, mais je ne suis pas trop exigeante.
En réalité, malgré la présence constante de Kyyr à mes côtés, la solitude me pèse. C'est difficile à admettre, parce que ça rend cela plus réel. Je crains d'être trop différente des Entre-Mondiens ; la plupart s'habillent avec énormément de cuir ! Bon, ce n'est peut-être pas la plus grande différence, mais tout de même...
Je soupire à nouveau et appelle Kyyr, qui me rejoint en bondissant. Au moins y en a-t-il un qui s'amuse. Je me sens soudain coupable de ne me pas me suffire de Kyyr. Le pauvre, il n'y est pour rien... Ah, maudite conscience ! C'est bien beau tout cela, mais ça peut être un très lourd fardeau parfois...

Je me reprends vite, remerciant Nymeria du don qu'elle m'a fait et dont j'ose douter. Je crois qu'il est temps pour moi de me dégourdir les jambes et d'évacuer toutes ces idées noires. Je dis à Kyyr de me suivre et nous partons vers le nord, enfin, je crois. Je ne suis pas très douée pour me repérer grâce au soleil, car celles-ci ont remplacé le soleil, qui est d'ailleurs déjà bien redescendu dans le ciel. J'ai passé énormément de temps à tenter de tordre cette fich... magnifique branche. A présent la forêt perd doucement de sa lumière, les épaisses feuilles des arbres masquant la lumière déclinante. J'aime cette atmosphère calme et sans trop de lumière ; elle m'inspire une certaine sérénité. J'hume un grand coup le parfum des plantes tandis que Kyyr sautille en tous sens. Il m'arrache un sourire tendre et amusé. J'ai tendance à dramatiser un peu les choses. Le poids sur mes épaules semble envolé alors que j'observe les pitreries de mon compagnon. Peu à peu il me conduit vers une partie moins épaisse de la forêt. Je me mets à rire lorsqu'il tente - en vain - de grimper à un arbre à la seule force de ses griffes et de ses pattes. Je m'approche pour l'aider quand j'entends un bruit. C'est un bruit qui trouble la tranquillité de la forêt : il y a quelqu'un.
Les pas sont discrets mais audibles. Je grimpe à l'arbre que Kyyr a tant de mal à escalader et je le soulève pour qu'il se perche sur mon épaule. Il pèse son poids, le petit...

L'ascension est aisée malgré le poids de Kyyr (je vais le mettre au régime, celui-là... pas étonnant qu'il ait du mal avec l'escalade en ce moment). Mes vêtements ne me gênent pas : je suis pieds nus et je porte une tunique ainsi qu'une ceinture et un pantalon (pas d'origine animale, bien sûr...). Contrairement à ce que l'on peut croire, une nymphe ne porte pas de robe. Ben oui, elle vit en forêt, comment voulez-vous y trouver une quelconque praticité ?
Je me perche sur une branche basse, aussi loin que possible du tronc. Kyyr va devant, reniflant l'air de façon comiquement exagérée. De là-haut, j'y vois beaucoup mieux. Et puis, j'aime bien observer avant d'être observée.
C'est un homme, grand, les cheveux sombres. Il ne semble pas avoir remarqué ma présence, du moins si c'est le cas il se garde bien de le montrer. Je penche la tête de côté, Kyyr aussi. Nous avons l'air loufoques, et je me mets à glousser. A moins que l'homme soit sourd, il m'a entendue, cette fois. Je redescends de quelques branches puis me laisse tomber. Je lève la tête et remarque que Kyyr préfère rester sur son perchoir. De là je suis sûre qu'il va savourer le spectacle (et je le soupçonne de devenir un peu flemmard sur les bords, aussi...).

Je me retourne vers l'inconnu et, puisque je suis à court de répliques originales (je n'en ai presque jamais eu en vérité, mais chut...), je lance un :

« Bonjour. »

Non, vraiment, je n'ai rien d'autre qui me vienne à l'esprit. Je me fais sourire toute seule.

Spoiler:

Sa besace est remplie de feuilles différentes, au fond, les bocaux hermétiques de protection pour végétaux sont quasiment tous pleins. Depuis l'aube le prêtre récoltait des fleurs et plantes en espérant pouvoir les intégrer à la biosphère de Na'keisärin.

Depuis ses séjours sur Mirinar, Karan ne savait plus s'arrêter. Ancien dieu de la guerre, il pensait trouver une vie paisible en se reconvertissant. Devenu simple milicien de K'ien après son passage dans l'Entre-Monde, la routine l'avait rattrapé.
Excédé, il avait testé ses forces, sa détermination, la possibilité pour sa vieille âme morcelée de redevenir le téméraire Karan.

Milicien, puis commissaire et enfin prêtre. La zone du dehors était devenue sa demeure et le temple un jardin qu'il entretenait sur ses jours de repos.
Avec l'habitude, il ne faisait plus guère attention aux aventuriers et aux promeneurs qu'il croisait en forêt.
Il les entendait de loin, leurs larges chausses écrasaient les jeunes pousses en provoquant des crissement reconnaissables.

En ce début de soirée il n'avait rien entendu de tel. Il entendit le bruissement des branches. La main sur le pommeau de sa canne-épée il se figea et attendit.
Comme il regrettait d'avoir passé la journée entière à fouiller les taillis du regard. Ce soir, ses yeux étaient épuisés, ils refusaient de s'ouvrirent. Parfaitement aveugle, il sursauta quand un "bonjour" polie claque dans l'air.

Ses épaules s'affaissent de soulagement.

-Bonsoir.

Il repose sa canne au sol, lui fait longer une racine avant de l'enjamber.

-Vous m'avez fait peur, je ne vous avais pas entendu.

N'importe qui n'aurait pas vadrouillé dans Ing sans protection, encore moins aveugle et si loin du premier abri à des kilomètres.
Il se flagellerait à son retour au temple. Être aussi imprudent ne lui ressemblait pas.

Spoiler:

J'observe l'inconnu, qui a les traits tirés par la fatigue. Il ne semble pas vouloir lever les yeux, pour une raison qui m'échappe. Est-il si exténué que même ce petit effort est hors de sa portée ? Encore plus intriguée, je m'approche à pas lents en penchant la tête. J'observe la canne qu'il tient à la main, celle qu'il vient de baisser avec un air de soulagement. S'attendait-il à ce que je l'attaque ? Cette idée me semble si saugrenue que je peine à la considérer.

C'est étrange de se retrouver auprès d'une personne qui vous semble aussi peu normale que vous l'êtes. Il y a quelque chose chez cet homme qui attise ma curiosité, et qui m'attire aussi. Je devine que, malgré les apparences, ce n'est pas juste un homme. Je ressens en lui de l'Energie, pas beaucoup, certes, mais plus que chez la plupart des humains ici. Quand je me retrouve tout près de lui, je vois qu'il me dépasse d'une bonne tête. Je m’éclaircis la voix.

« Je suis désolée, je ne voulais pas vous effrayer. »

Les excuses sont emplies de sincérité, tout simplement parce que je le suis aussi. J'ai tant l'habitude de marcher en ces bois que je n'émets plus aucun bruit en m'y déplaçant, la plupart du temps sans même m'en rendre compte.

En plus d'être fascinée par cet homme, je suis aussi intimidée. Il émane de lui une force que inspire le respect, et je devine qu'il n'hésite pas à en user lorsqu'il le faut.
Je me souviens alors qu'il s'est servi de sa canne pour enjamber une racine. Se pourrait-il qu'il soit... aveugle ?

Dans mon monde, nous n'avons pas d'aveugles, à moins que ce ne soit par accident, et cela même est extrêmement rare. Nous avons, de plus, l'Energie pour soigner ceux qui pourraient perdre la vue. En prenant en compte la rareté d'incidents graves et l’inexistence d'agressions (sauf à la fin, quand je suis partie, mais je préfère ne pas y penser), ça rend la cécité au sein de mon peuple aussi rare que la violence. Nous sommes tous en excellente santé dès la naissance, et même la vieillesse n'inflige pas de tels ennuis de santé.

Je triture une mèche de mes cheveux, car l'idée que cet homme soit aveugle ne m’enchante guère. Enfin, l'idée que quiconque le soit, pour être exacte.

« Je m'appelle Valaeriya, dis-je d'une voix que je veux naturelle. Et à qui ai-je l'honneur ? demandé-je avec un sourire. »

Au son de cette voix claire et honnête, très certainement féminine, Karan se rassura. Rassuré de ne plus ressentir la crainte d'être devenu la proie de quelque chose.
Tapie dans l'ombre, il se pouvait encore que ce quelque chose observe en silence. Mais pour le moment, le soldat se sentait un peu moins en danger.

Quelle dévaine de ne pouvoir ouvrir les yeux. Il aurait dû économiser ses forces dès le départ, il ne serait pas au milieu de la forêt sans savoir comment rentrer et il aurait pu regarder le visage de la jeune femme.
Imprimer une image sur cette situation. Après-tout elle aurait pu être jolie à regarder !

Un doute l'assaillit. Seule et dans le noir, cette femme pouvait dissimuler tout et n'importe quoi. Devait-il craindre qu'elle cache des armes ? Son cœur battait un peu plus fort. Il se força à rester calme.

Il inclina la tête, compréhensif. Il lui tendit la main, espérant l'aider à se détendre.

-Je suis Karan.

Soudain très perdu, l'aveugle se demanda en quoi il allait se présenter. Devait-il mentionner être un milicien de K'ien, un commissaire de K'ouen ou bien le prêtre du temple. Pour faciliter cette entrée en matière il dit simplement ce qui lui vint à l'esprit :

-Il est bien tard pour se promener en forêt. Êtes-vous perdue ?

Se disant, il tentait de se remémorer la direction qu'il avait prise. Ses recherches dans les buissons l'avait éloigné toujours un peu plus du sentier du temple, si bien qu'il doutait retrouver son chemin sans l'aide d'un peu de magie.

-Ah !
Je ne sais plus trop où est le Nord maintenant !

C'est vrai ça, sans ses yeux et avec le détour qu'il avait fait, il ne savait plus exactement où s'orienter non plus.

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