Le Bal de la rentrée

Au rez-de-chaussée du Love Hotel, c'était l'effervescence. Qui d'accrocher les tentures en argent, qui de disposer sur les tables des soliflore en facettes de miroir. Du parquet ciré aux lustres noir et or, la soirée était placée sous l'égide des métaux et lumières. Des broderies baroques aux premières robes et costumes qui se pavanaient au milieu de la salle, tous se pressaient de terminer la formidable décoration.

Il y avait de tout, des messieurs et dames en costumes d'époques retouchés en or et rubis ou argent et émeraude pour l'occasion, des serveurs en collant plus brillant qu'une boule à facettes et sur l'estrade un orchestre aux instruments dépouillés de leurs bois, ne subsistaient que des vitres, des cordes en aluminium et quelques archets en fer noir.
Car ce soir, Dinu Mihai alliait le baroque aux modernités, le rock à la musique classique. En bref, les convives ne quitteraient pas les lieux sans en avoir eu plein les yeux et les oreilles.

Une lourde cloche éclata comme le tonnerre.
C'était l'heure. Tout le personnel se mis en place. Les buffets finirent de se remplir, les serveurs déjà armaient les vins et les champagnes.


A l'entrée deux majordomes jouaient des coudes pour observer les invitations et l'allure des premiers arrivant.

Chapeau haut-de-forme, check. Nœud papillon, check. Lorgnons de verre blanc, check, Gants noirs, check. Que-de-pie, check. Chemise blanche à col haut, check. Pantalon en toile noir, check. Bottes en Mack légèrement lustrées, check. Montre à gousset à chaine glissée dans la poche de devant, check. Canne en argent à pommeau d’oiseau qui m’a couté un bras, check.
Dommage que je sois imberbe, une bonne paire de rouflaquette aurait parachevé le tout. Fichue ascendance divine de la beauté…

Il fallait avouer que le grandiloquent était de rigueur ce soir, vu les sublimes décorations qui ornaient la salle d’accueil. Et ce n’était que le coté émergé de l’iceberg. Une foule dense s’était déjà agglutinée à l’entrée, et quelques malheureux se faisaient recaler par les deux majordomes. Toi pas avoir métal sur toi, toi faire demi tour. Avec mon habituel salut chapeauté et la présentation de ma canne –presque sous le nez du brave homme-, je me glissais entre les deux gardes et entrait dans la salle qui était à la hauteur de la déesse : impressionnante de richesse.

Je me fendais d’un grand sourire en m’imaginant que tout un tas de riches avec le ventre rempli allaient venir ici pour faire bonne figure, histoire d’espérer entrer dans les petits papiers de la Déesse. Je n’avais pas cette prétention, et de toute façon, elle me connaissait déjà un peu pour savoir que je n’appartenais pas à ce monde. Beaucoup trop… sur le devant de la scène pour moi.

Le bar était ouvert, et je m’empressais de commander un bourbon pour ne pas trop avoir les mains volages dès le début. Et puis, avec le recul, laisser mes mauvaises habit des prendre le dessus dans cette soirée où la déesse des métaux en personne surveillerait surement le déroulement n’était pas la meilleure des idées.
Restait a voir l’évolution de la soirée. A vrai dire, le coté « déesse des métaux » allié à « Amenez obligatoirement quelque chose en argent/or/platine/fer/acier/etc… » titillait un peu mon esprit. J’espérais qu’elle n’allait pas transformer ma belle canne en argent toute neuve en une prison d’un coup d’un seul…

-Mes soirées cachent toujours quelque chose.

Dinu Mihai, élégante dans une robe blanche au corset de nacre, rôdait entre les convives. Sa robe était si imposante qu'elle aurait pu cacher une armée dessous. Une véritable architecture en soie et demi-lune dorées.

Abandonnant le joli cœur en costume traditionnel, elle s'échappa vers une autre convive dont elle connaissait déjà le visage.

-Monsieur Krayt !

Un pas, un seul, elle se plaçait devant le bellâtre en tenue de dandy. Avec son chapeau l'homme arrivait à l'exploit d'être plus grand qu'elle. Elle aiguisa un sourire resplendissant.

-Je suis ravie de voir que mon bal vous a convaincu de quitter votre maison reculée.

Avisant l'arrivée d'autres convives, elle le salua d'un mouvement de tête toujours plus souriante que jamais. Il n'en était pas arrivé assez pour dévoiler le vrai spectacle. D'ici là, l'orchestre entamait quelques rythmes de circonstances afin d'échauffer un peu la foule.

Dans son monde natal, Karan avait déjà vu ces fêtes majestueuses. Elles brillent de mille éclats à vous rendre vraiment aveugle. Heureusement, il avait déjà passé le cap de la perte de vue depuis longtemps.

Il arborait un vieil uniforme venu d'un autre monde. Une chemise ouverte sous les clavicules dévoilait un collier pectoral d'or en forme d'une demi-lune étirée autour de son cou. Par habitude et aussi car il était très compliqué d'attacher sa chevelure interminable, Karan n'avait même pas songé à y porter la moindre retouche.

C'est ainsi que le majordome lui céda l'entrée. Il se sentait peu vêtu comparé aux autres convives et aux acteurs. Ceux là étaient impossible à rater, leurs costumes étaient trop volumineux et trop brillant.
C'est sans regret qu'il déplia sa canne et abandonna sa vue.

Le noir revenu, les sons se mélangeaient entre des bruits de verres, des froissements de tissus, des rires et le bourdonnement irrégulier de nombreuses voix. Il y avait de la musique qui tapissait le tout d'une nouvelle ambiance.
Karan se laissa surprendre par la jeune femme qui approchait. Elle lui prit le bras et commença immédiatement à se présenter. Par acquis de conscience il ne lui fit pas remarquer qu'il n'avait pas bien soif alors qu'elle avait pris la direction du buffet.

C'est bien pour ça qu'être aveugle dans les soirées mondaines est très pratique, on y fait forcément des rencontres.

Voiz fut soulagée de trouver les portes du Love Hotel encore ouvertes à son arrivée. Les esprits de la terre n'étaient pas réputés pour leur ponctualité aux rassemblements, et le forgeron avait suivi la foule d'invités avec sa lenteur habituelle, admirant les moindres détails des ornements métalliques qui l'entouraient.

Les convives rivalisaient de fantaisie et d'ingéniosité pour leurs parures, et déjà le forgeron sentait son imagination s'éveiller. Ses griffes brulaient à l'idée de se saisir de toutes ces pierreries, métaux et joyaux, de les modeler à sa guise; épées, casques, fourreaux ornés de fleurs scintillantes et d'animaux aux yeux de braise... Aussitôt rentrée à la forge, Voiz tâcherait de rendre justice à la créativité des habitants de l'Entre-Monde.

Elle salua poliment les deux majordomes, qui la dévisagèrent cinq bonnes minutes avant de s'écarter largement sur son passage. Voiz fut quelque peu embarrassée de constater que sa large carcasse gênait la circulation des convives, mais au moins son costume semblait remporter un certain succès.

Soucieux d'honorer son hôtesse, le golem avait choisi parmi les plus belles pierres de la forge pour orner son corps rocailleux: des émeraudes sculptées en forme de fleurs sauvages entouraient ses épaules, reliées entre elles par des lianes d'argent qui serpentaient entre les bosses que Voiz n'était pas parvenue à polir, formant ainsi des arabesques abstraites sur toute la largeur de son dos. Son corps dans son ensemble était plus lisse qu'à l'accoutumé, poli et constellé de plaques d'onyx brillant d'une obscure clarté sous les feux de la scène.

A en juger par l'accueil qu'on lui avait réservé, Voiz pensait avoir réussi son effet, mais ne se sentait pas tout à fait à son aise. Le chant des métaux autour d'elle la fascinait et la désorientait tout à la fois: des centaines de voix se répercutant en écho dans cette immense salle, sans qu'il soit possible d'en déterminer l'origine avec certitude. Le temps de s'habituer, l'esprit s'appliqua à ne marcher sur les pieds de personne.

Pfff... Septembre le lui avait pourtant promis. Ou plutôt, après avoir passer plusieurs jours à le tanner, à le regarder avec un air de petit chiot larmoyant, à ne lui avoir parlé que de ça; Nini avait réussi à lui arracher la promesse que ce jour là il ne respectait pas. Franchement, ces sanctuaris, on ne pouvait pas leur faire confiance. Bon, d'accord, ce n'était pas tout à fait la faute de l'autre boite de conserve. Ok, on savait tous qu'il était d'astreinte. Oui, c'est vrai qu'il avait été appelé en urgence pour aider à attraper un criminel vaguement dangereux prenant en otage des petits enfants dans une école. A contre cœur, l'androïde reconnaissait que son compagnon n'était pas tout à fait en tord. Mais tout de même, cette histoire était contrariante! Nini avait passé un temps fou à se préparer pour cette fête organisée par Dinu Mihai, la personnalité la plus fortunée de tout l'Entre-Monde. Elle avait feuilleté des catalogues de mode, fouiné dans des boutiques en tout genre, écumé les différents sites internet, traîné sur les marchés... Tout ça pour leur trouver une tenue à elle et Septembre. Et voilà que sous prétexte que Monsieur avait des devoirs à remplir et des responsabilités envers la communauté, la moitié de ses efforts était ruinés... Franchement, il y avait là de quoi râler.

Pour la peine, Nini décida de se rendre à la fête sans lui. Par dépit, elle redoubla d'efforts pour se pouponner. Elle appliqua du mascara sur ses longs cils synthétiques parfaitement recourbés. Un vert opaline qui laissait place à un parme léger décorait ses paupières. Une touche de rose pâle, légèrement orangée, mettait ses lèvres en valeur. Elle pris soin de démêler et lisser ses cheveux aussi soyeux et souples que pouvaient l'être de véritables cheveux organiques. Elle portait un serre-tête doré à deux branches, ornés de feuilles de platane finement ciselées. Sa robe bustier, en mousseline vert opaline qui serrait sous la poitrine pour descendre avec légèreté jusqu'au niveau de ses genoux, laissait voir ses épaules dénudées. Un collier en maille oméga en or habillait suffisait à habiller son cou. Au bras gauche, elle arborait un bracelet relativement épais, composé de feuilles dorées se touchant les unes les autres. Un anneau simple glissé à son majeur au bracelet y était relié grâce à une fine chaîne d'or, passant de chaque côté de son poignet. Une paire de nus-pieds dorés, un châle de la même couleur que la robe brodé au fil d'or, et Nini était prête. Elle ressemblait à une véritable petite poupée, comme du tout où elle accompagnait sa propriétaire à certaines réceptions sur son monde natal. Et tant pis si Septembre n'était pas là pour profiter du spectacle!

Avec ou sans lui, elle était bien décidé à profiter de la soirée lorsqu'elle franchit les portes du Love Hotel. Elle salua les majordomes de la tête lorsqu'ils lui ouvrirent les portes de la réception. De toute évidence, les festivités n'allaient pas tarder à débuter. Les participants, vêtus de façon parfois très chique et d'autres fois un peu douteuse, allaient de-ci de-là. Ils semblaient s'arrêter pour saluer l'un ou l'autre, avant de s'orienter vers le buffet ou le bar, s'extasiant au passage sur la somptuosité du lieu. La soirée avait l'air de bien commencer pour Nini. A l'exception près qu'ici, elle ne connaissait personne...

-Mesdames, mesdemoiselles, messieurs et tous les autres qui m'ont fait le plaisir de leur présence à ce bal, je vous souhaite la bienvenue.

Le discours commençait. Dinu Mihai, un micro doré à la main déambulait entre les convives. Elle souriait et elle saluait les derniers arrivants.
Le forgeron dévoilait de superbes émeraudes, un milicien aveugle avait pris le parti d'en révéler juste assez pour s'assurer de ne pas passer la soirée seul. Chacun se mettait à l'aise. Mais l'impatience gagnait les petits groupes formés pour discuter entre eux.  
La voix de la déesse porta jusqu'aux haut-parleurs savamment dissimulés sous les tentures ou derrière des rangées de décorations aux éclats métalliques.

-Il aurait été de bon ton de faire une plaisanterie, hélas, si vous regardez autour de vous, nous sommes tous d'accord qu'il n'est pas nécessaire d'en rajouter.

Quelques rires pincés, des regards levés vers les plafonds. Le silence fit remarquer un enrhumé au fond de la salle.

-Mais qui suis-je pour vous faire attendre si longtemps ! Vous patientez depuis un moment pour découvrir quelle surprise je vous ai réservé cette année... Elle se trouve derrière ce rideau.

Un puissant spot fit scintillé une tenture au fond de la salle.

-Derrière, se trouve des présents. Chacun de ceux qui se prêteront au jeu en recevront un et même plusieurs. Car ce bal est un défi !

L'atmosphère s'assombrit, des chandeliers disséminés ça et là dans la salle éclairaient d'une ambiance feutrée les convives en robes et costumes colorés.

-Je vous mets au défi de deviner...

Par dizaines, des accessoires et des costumes de métal se mirent à briller de mille-feux. La salle était un feu d'artifice, une étoile vue de l'intérieur en pleine explosion.

-... En quoi je vous ai transformé !

Bientôt il n'y eut plus que Dinu Mihai debout au milieu d'une assemblée d'un bric-à-brac sans dessus-dessous qui s'agitait dans tous les sens.

-N'ayez crainte, vous retrouverez tous votre état normal dès que vous souhaiterez quitter la fête ! Mais vous ne pourrez prétendre à mes trésors.

Et seuls les dieux savent quels trésors Dinu Mihai peut dissimuler derrière un si grand rideau.

-Voici les dernières règles du jeu.

La banquière souriait comme jamais. Elle se sentait immense devant ce déluge bon marché.

-Votre voisin sait ce que vous êtes. Mais il n'a pas le droit de vous le révéler. Vous devez choisir quelqu'un dans l'assistance qui pourra vous donner, un, deux ou trois indices vous permettant de deviner en quoi vous êtes transformé. Lorsque vous saurez, je vous invite à gagner la piste de danse. Offrez-nous un beau spectacle, car plus vous éblouirez l'assistance et plus vos récompenses seront précieuses !

Un rire cristallin fit écho au petit brouhaha de voix qui se déchainait dans la salle.

-J'adore les fêtes !

Spoiler:

Aku fulminait. Il le savait ! Non, de non, il le savait ! Ah, si seulement il savait en quoi cette folle l'avait transformé ! Grognant, il s'avance vers une personne au hasard et l'observe avant de rire. Ridicule, tout bonnement ridicule cette fête. Et cette banquière qui avait l'air de se marrer.

Il avait lu le dos de l'invitation et le faible indice qui en découlait n'était pas très... il n'aidait pas du tout ! "Il peu avoir un bec"... Mais quoi ? Si l'on prenait le thème de la soirée qui était le métal il pouvait très bien s'être transformé en Théière ou même en sceau ayant un bec verseur. Ridicule !

- Tu me le payeras Dinu, murmure-t-il avant de prendre plus au sérieux cette "récompense".

Il se tourne vers un autre objet et demande de but en blanc.

- Dites moi cher ami objet, cela vous dérangerait-il de me dire en quoi je me suis transformé ?

Clair, net et précis.

'Etonnant,' songea Voiz.

L'esprit parcourut l'assemblée d'un oeil éberlué. Les pouvoirs de cette déesse étaient tout bonnement époustouflants! Dire qu'il avait fallu des années à Voiz pour apprendre à modeler son visage; Dinu Mihai avait transformé toute l'assistance en un rien de temps!

'Je me demande si nos ornements métalliques étaient nécessaires à cette métamorphose...'

Voiz se promit d'interroger leur hôtesse sur les détails aussitôt sa véritable apparence retrouvée. La meilleure stratégie pour attirer l'attention de Dinu Mihai était sans doute de résoudre son énigme. L'esprit lut donc le revers de son invitation: "Il se peut qu'elle ne s'arrête jamais."

'Un objet lié au temps ou au mouvement?' songea l'esprit, intrigué. 'Une pendule, peut-être? Ou une roue?'

Mais d'après ses observations, ces deux objets finissaient toujours par s'arrêter...

Il était sans doute trop tôt pour se montrer catégorique. Voiz fut tirée de ses réflexions par un objet voisin. L'esprit se tourna pour lui adresser un sourire cordial; avant de se souvenir que ses traits actuels resteraient figés jusqu'à ce que le mystère soit résolu.

"Je vous souhaite le bonsoir. Je m'appelle Voiz Montis, enchantée de faire votre connaissance.

Malheureusement, comme vous, les règles de ce défi m'empêchent de vous dire précisément l'apparence que vous a donnée notre hôtesse. Je suis néanmoins toute disposée à vous mettre sur la voie; et j'espère que vous ne verrez pas d'inconvénient à m'aider en retour."

L'esprit prit le temps d'observer son interlocuteur en détails, puis ajouta:

"Occasionnellement, les objets de votre espèce peuvent être obturés par un bouchon, généralement du même matériau; mais d'après mon expérience, cela n'est guère fréquent, et vous n'en possédez d'ailleurs pas."