Une juste précaution

Le calme qui régnait dans la forge n'avait rien de naturel. En cette saison rude et froide, les habitants d'Ordae venaient habituellement en grand nombre afin de se fournir en armes pour chasser et nourrir leur famille. Du temps de Caël, l'hiver était une période d'activité fourmillante.

L'actuel forgeron, pour sa part, ne travaillait jamais aussi efficacement par temps froid. Ces dernières semaines, la température avait tellement chuté que Voiz était pratiquement entrée en hibernation. Ses clients s'estimaient déjà chanceux s'ils ne trouvaient pas le golem statufié dans un coin du bâtiment à leur arrivée, auquel cas il fallait toujours susciter l'aide du sac-salamandre irascible pour ranimer Voiz à grands coups de langue de feu.

Par chance, ce jour-là, le golem avait pensé à planter sa sonde avant de sombrer dans une énième léthargie, et les vibrations de pas dans son antre agitèrent son sommeil. Au bout de plusieurs minutes à écouter l'être humanoïde faire les cent pas à l'étage supérieur, Voiz secoua sa lourde carcasse et se détacha avec précaution du mur auquel son corps s'était peu à peu greffé.

Il y avait trop longtemps qu'elle n'était plus retournée dans un volcan, se dit Voiz. Si elle n'y remédiait pas rapidement, un beau jour elle fusionnerait pour de bon avec les murs de pierre.

L'esprit de la terre monta lourdement les marches pour aller à la rencontre de son client. Sa curiosité fut attisée lorsque Voiz s'aperçut qu'il lui était étranger. Il s'agissait au premier regard d'un être humain ordinaire, tout de blanc vêtu, aux traits anguleux. Voiz essaya de modeler ses traits en quelque chose d'anthropomorphe, mais la roche qui constituait son visage frémit à peine. Le manque de bain de lave se faisait sentir.

- Soyez le bienvenu dans la forge d'Ordae, faute de mieux, le golem inclina sa lourde tête en guise de salut. Veuillez pardonner mon retard, je crains que le froid ne commence à me gagner. Je me nomme Voiz Montis, et suis responsable de cet établissement. Puis-je vous aider?

Un râtelier après l'autre Zak errait.
Ses mains effleurant l'acier des armes variées.
Le contact apportant avec lui des brides du passé.

'Une bonne lame doit avoir le tranchant dur comme le diamant, mais le cœur souple.
N'oublie jamais cela.'

Zak n'avait pas oublié la vieille maxime de son père.
Le pèlerin blanc se souvenait de ces jours passés.
Trop nombreux pour les compter, formant des années.

Un bruit se fit entendre derrière le frère de la Silnà.
Il se retourna pour faire face au nouveau venu.
Le pèlerin blanc fit de son mieux pour cacher sa stupeur.

Jamais il n'avait vu de telle créature.
Jamais il n'aurait cru cela possible.
Jamais il ne se ferait à la magie.

Étrangers à ce monde, tous autant qu'ils sont.
Je ne dois pas l'oublier.

La magie et ses œuvres ont toujours mis Zak mal à l'aise.
Lourd est le tribu qu'elle prélève sur ses frères et sœurs.
Mais ici dans cette ville étrange, elle n'a aucune limite.

Leur place n'est pas ici.

Cette conviction le pèlerin l'avait déjà.
Ancrée en lui un peu plus à chaque instant.
La certitude du bien-fondé de sa quête.

Nulle colère,
Nulle haine,
Nulle peur.



Un sourire polis et sincère.
Zak avait une nature chaleureuse.
Un curiosité sans bornes.

Prompt à se lier d'amitiés.
C'était pourtant à proscrire.
un jour, il aurait à les chasser.


Du froid il ne craignait aucune morsure.
Là-bas au-dessus de la citadelle des muses,
Soufflait le blizzard, régnait la glace.

Mon foyer.

Votre aide pourrait en effet m'être précieuse.
...

Le pèlerin blanc se lança dans l'explication de ce qu'il cherchait.
A Voiz, il donna foule de détails toujours aimable et le sourire aux lèvres.
Et de chacun de ses mots émergeaient passion et nostalgie.

...
Vous avez, si je puis me permettre, un très bel établissement. Vous forgez tout ceci vous-même ?

Le client se remit bien vite de sa surprise initiale, pour le plus grand plaisir de Voiz. Depuis le temps qu'elle s'efforçait sans succès de rassurer son entourage en modifiant son apparence, il était réconfortant de voir que certains étrangers puissent s'accommoder de son corps changeant aussi rapidement.

La bonne humeur acheva de réveiller l'esprit, qui écouta la requête de Zak avec attention. Une canne-épée en bois blanc, avec une rapière métallique et une poignée d'argent...et un système de verrouillage au moyen d'une bague coulissante.

L'intérêt de Voiz allait croissant. Plus les instructions étaient précises, plus le défi créatif était intéressant à relever.

- Je tiens cet établissement de l'ancien forgeron Caël, dit le golem en réponse à la question de Zak. J'ai également hérité de certaines armes de sa conception, que je m'applique à présent à reproduire, mais j'ai bien ajouté quelques nouveautés de mon cru, et apporté des modifications aux anciennes versions.

A ce propos, le modèle que vous me demandez devra être réalisé sur mesure pour répondre à vos exigences, ce qui risque de revenir plus cher. Sur ces mots, Voiz entraîna Zak vers l'alignement des cannes-épées de bois et de métal dont elle disposait. Cela étant, l'année a été prospère, et le prix de l'argent est stable: l'ajout du système de verrouillage entraînera une surtaxe de 8pims. Je vends habituellement les cannes-épées de bois pour 20pims, mais pour une rapière en métal, le prix monte à 25. Cela vous coûtera donc 33pims au total.

En outre, ce travail risque d'être minutieux, il me faudra une grosse semaine pour terminer votre arme. Pourrez-vous repasser? Ou préférez-vous une livraison?

Spoiler:

Zak écouta attentivement l'être de terre.
Un sourire aux lèvres, il appréciait quelques armes.
Le travail de l'acier l'avait toujours fasciné.

Il serait bien resté pendant que Voiz travaillait.
Une semaine durant à observer et pourquoi pas aider.
Cependant, il avait un objectif qui ne pouvait attendre.


Pour le moment, il devait trouver un certaine personne.
Celui ou celle qui avait approvisionné son compte.
A peine créé et déjà crédité... mais par qui ?

Le pèlerin blanc était jeune mais pas naïf.
Il se doutait qu'un tel acte n'était pas gratuit.
L'argent paye beaucoup de choses.


Prendre l'argent.
Le dépenser.
Faire face.

Rester libre.
Rester fier.
Rester indomptable.


Homme ou bien femme ?
Est-ce que Voiz avait un genre ?
A vrai dire, le frère de la Silnà l'ignorait.

Un dernier geste de salutation.
Un dernier sourire.
Zak pris congé du forgeron.

*Une semaine plus tard*

Lorsqu'on descendait d'un cratère de volcan et que l'on avait passé les premières décennies de son existence immobile au sommet d'une montagne, il devenait difficile de compter les jours. Aux yeux de Voiz, l'Entre-Monde et ses habitants évoluaient à une vitesse à donner le tournis, et l'esprit de la terre avait souvent du mal à suivre le rythme.

Le golem avait fini par comprendre qu'il ne pourrait garder son emploi bien longtemps à moins de tenir un calendrier. Voiz gravait à présent diligemment toutes les commandes dans la pierre de la forge. Les murs commençaient à être envahis de noms, de chiffres d'affaires et de schémas, et Voiz allait bientôt manquer de place. Elle hésitait pourtant à reformer la roche par-dessus ses commandes les plus anciennes; il était arrivé que des clients insatisfaits exigent un remboursement, après tout. L'esprit se promit de se procurer des tablettes afin de tenir ses comptes.

Comme chaque matin, Voiz longea le mur constellé d'inscriptions d'un pas pesant, passant rapidement en revue les prochaines échéances. Sa griffe s'arrêta sur le nom de "Zakariann Al'Silnà, dit Zak." La date indiquée était celle d'aujourd'hui.

- Ah oui, la canne-épée, dit Voiz, qui pensait toujours à voix haute lorsqu'elle était seule.

Le soleil n'était levé que depuis deux heures, mais l'esprit n'était pas certain du rythme de vie de Zak; mieux valait se préparer à l'arrivée de son client. Voiz posa donc sa lourde patte près de l'établi, et tira à elle la pierre qui composait le sol. Coulissant dans un bruit de tonnerre, la roche révéla un compartiment souterrain dans lequel le forgeron disposait les paquets destinés à la livraison. Il en tira avec précaution un objet long et mince, étroitement emballé dans du papier, et le déposa sur le comptoir.

Cela fait, Voiz couvrit à nouveau le compartiment, planta sa sonde afin d'être alertée aussitôt son seuil franchi, et entreprit de faire un peu de rangement en attendant le retour de Zak.

Une semaine s'était écoulée.
Sept jours étaient passés.
Et nombre d'allées arpentées.


En cette matinée, revoilà le pèlerin en Ordae.
La forge au forgeron si étrange se dresse devant lui,
Plongée au cœur de ce quartier.

Quelques pas de plus l'amènent à entrer.
Quelques pas de plus le déposent au comptoir.
Quelques pas de plus... et tant d'autres à venir.


Le pèlerin blanc était ici pour affaire et rien d'autre.
Le frère de la Silnà était là en quête du Sire et rien d'autre.
L'homme par contre, l'homme qu'il était pouvait apprécier les rencontres.

Voiz avait mis de côté six mannequins qui exigeaient des réparations lorsque sa sonde l'alerta de l'arrivée d'un client. L'esprit reconnut aisément la démarche leste de Zak. Après un dernier examen, Voiz estima que le septième mannequin pouvait encore servir quelque temps même sans tête, et le laissa avec ses congénères avant de revenir vers le comptoir.

- Bien le bonjour, Zak. Tout le plaisir est pour moi, dit-elle en réponse au salut de son client. Avez-vous fait bon voyage?

De mémoire, elle avait préparé à l'avance un masque de pierre à l'image de ses traits, mais bien que Voiz ait eu plusieurs heures pour le perfectionner, le résultat restait approximatif: l'esprit était tout bonnement incapable de modeler des oreilles humaines et des yeux - de quelque espèce que ce fut. Mais le golem pensait s'en être assez bien sorti pour la mâchoire et la ligne du nez (cette dernière l'avait bien occupé une demi-heure. Les nez humains représentaient eux aussi un défi considérable).

- Comme convenu, votre canne-épée est prête, ajouta Voiz en désignant le paquet sur le comptoir. Je ne pense pas m'être trompée sur le poids et les proportions, mais vous êtes libre de la déballer et de l'essayer, si vous voulez vous assurer qu'elle convienne.

Le pèlerin blanc sourit devant le visage de Voiz.
La réplique était reconnaissable, même si imparfaite.
Zakariann en fut néanmoins touché.


Un sourire chaleureux.
Des yeux rieurs.
Un visage insouciant.

Ainsi le frère de la Silnà était-il le plus souvent.
Il ne laisserait pas sa quête changer cela.
Jamais il ne deviendrait comme eux...

Ceux qui ne savent être heureux.

Ses yeux se portèrent sur le comptoir.
Ses mains se posèrent sur le paquet.
Ses doigts délièrent l'écrin protecteur.

Elle est magnifique.

De sa main droite, Zak enserra le bois blanc.
De sa main gauche, il emprisonna la poignée d'argent.
De l'index, il fit coulisser la bague et libéra la lame.

Nul besoin de tester cette lame.
Nul besoin de brasser de l'air.
Nul besoin de martyriser un mannequin.

Il suffit de la ressentir.

Un simple regard sur le fil de la lame.
Une simple et rapide prise en main.
Un simple et singulier moulinet.

Le tranchant est fin et régulier.
Le poids est savamment dosé.
L'équilibre est parfait ni plus, ni moins.

La lame rengainée se fit canne.
Discrète, élégante, dissimilée.
Prête à servir les desseins du Sire.

Le frère de la Silnà sortit son badge.
Sur le comptoir de bois le déposa.
Le temps de payer était arrivé.

Les paroles de Zak lui firent chaud au coeur: Voiz mettait toujours une grande application dans la fabrication de ses armes, et ses clients se montraient rarement insatisfaits, mais il était beaucoup plus rare que ses tentatives d'imitation soient reçues avec autre chose que du dégoût ou de la confusion. Manifestement, sa technique se perfectionnait.

Dans son enthousiasme, l'esprit tenta de reproduire le sourire de Zak, et la fente qui en résulta faillit scinder son masque en deux.

La façon dont Zak manipulait l'arme témoignait d'une longue maîtrise. Voiz n'insista donc pas pour la lui faire essayer.

- Vous m'en voyez ravie, lui dit-elle en toute sincérité. Vous me devez donc 33pims. N'hésitez pas à repasser pour la maintenance, ou si quelque aventure vous ramenait à Ordae. Ma porte est toujours ouverte.

Spoiler: