A la poursuite des souvenirs d'un forgeron

Spoiler:

Cerclon s’effaçait dans notre dos, j’étais confortablement installée dans le véhicule d’Ayren, le laissant conduire ce drôle d’animal tout en métal. Tant que le sentier était stable, ce n’était pas bien difficile de voyager, la voiture méritait chaque pim investi dedans, elle était confortable même en campagne.

Sur mes genoux, le journal de Léandre et le marque-page orné d’une tête de loup, je relisais l’ouvrage, à peine distraite par la beauté des paysages que nous traversions. Rapidement, la température chuta, je levais instinctivement le nez vers la fenêtre. Carine sentait les odeurs familières des bois, les grands pins, les épicéas… De très mauvais souvenirs pour moi, de très bons pour lui, il y a dix ans, Carine était libre dans cette région et plus loin, au nord, sur les terres perpétuellement couvertes de neige, il avait chassé tel un monstre solitaire.

-Mon perçant est prêt, si tu veux on se téléporte à Hale, dis-je, nous pourrons y laisser la voiture.

Ce serait dommage de craquer le perçant si tôt, nous pourrions en avoir besoin durant la journée. Et puis, nous aurions besoin de nous habituer à la haute altitude alors, ce serait d’autant plus agréable d’y aller progressivement en voiture. C’était même la partie du voyage la plus confortable : des heures de route, confortablement assis sur les sièges neufs du véhicule. Profitant de toute sa belle technologie, en regardant défiler la sombre forêt des terres glacées, où Carine avait établit son territoire à la couleur du sang.

Je conduisais paisiblement, heureux de piloter le véhicule pour un long trajet, Eva à mes côtés, feuilletant le journal de Léandre.

Sans crier gare elle me proposa d'utiliser le Perçant pour nous rendre plus rapidement sur Hale. Son regard perdu sur le paysage verdoyant que nous offraient les routes de campagne.

Je posais ma main sur sa cuisse, caressant doucement sa jambe avant de la regarder furtivement :
- Ne préfères-tu pas continuer en voiture ? Ce sera certes un peu plus long, mais tant que nous pouvons l'utiliser autant faire un maximum de route avec. Nous ne sommes pas pressés, tu t'inquiète déjà du désordre que Kip va faire ? tentai-je de plaisanter.

Je tournais la tête vers ma Belle Eva, son regard toujours perdu sur le défilé des arbres à travers la fenêtre. Ma main vint caresser sa joue, l'invitant à me regarder.
- Qu'est-ce qui te tracasse Eva ? Tu sembles ... j'hésitais sur le terme à employer, peinée ? Mélancolique ? Accablée ? Inquiète. finis-je par choisir.

Je ralentis devant une silhouette traversant la route, en s'approchant un peu plus je reconnus une biche, svelte et majestueuse.
- Tiens elle n'a pas peur celle-là, dis-je en m'assurant que l'animal retrouvait l'abri de la forêt.

Me retournant vers Eva j'insistais un peu :
- Ça va ?

-Tout va bien, ce doit être l'idée de laisser Kip seul aussi longtemps qui me tue. Je vais m'y faire.

Il me faudra quelques instants d'introspection pour comprendre ce sentiment étrange de peur et de souffrance qui était venu à la vue de la pinède. Carine était un tueur. Puisque nous ne faisions qu'un, j'étais une tueuse. Combien étaient morts là-bas ? Je ne sais plus, je n'ai jamais pu tenir les comptes. Carine ne me laissait pas un instant de paix à cette époque et nos positions étaient inversées. C'était moi la prisonnière de ses pensées à lui.

-J'ai de mauvais souvenirs dans cette forêt. Un jour, il te faudra demander à Wergeld comment il m'a sortie de là. Moi... Je ne m'en souviens plus. Carine n'est pas d'un grand secours quand il s'agit de se souvenir. Ah ! Si ! Je me souviens que Carine lui a presque arraché un bras.

C'était terriblement morbide comme conclusion. Je laissais courir un bref sourire, cette conversation était déjà terminée. Je fouillais l'ouvrage de Léandre, récitant quelques passages, l'esprit perdu dans les formulations ampoulées du forgeron. Sa langue natale avait une grammaire peu commune, en langue commune ça rendait parfois la lecture de son livre compliquée pour une native de l'Entre-Monde.

Avec un retour de culpabilité, je me trouvais de nouveau devant la vérité qu'Ayren ignorait sur mon passé et sur toutes les conséquences que cela aurait de lui révéler d'où je venais. Lui dissimuler des informations aussi capitales après avoir passé tant de temps avec lui, c'était malhonnete. Ciel ! Je suis tout sauf une intriguante. Je me mordis la lèvre.

-Je ne t'ai jamais parlé d'où je viens, n'est-ce pas ? Ni comment je suis arrivée dans l'Entre-Monde.

Arrivée, comme si j'avais fais le grand saut par les miroirs. La vérité c'est qu'ils étaient éteints depuis quelques années déjà quand j'ai débarqué. Jeté du bateau céleste par un dieu loup juge et bourreau...

-Peut-être est-il temps que tu saches.

Eva me parla de sa crainte de Kip seul à la bibliothèque, je la rassurais encore une fois :
- Ne t'inquiète donc pas, tout se passera bien ...

Le silence qui s'ensuivit m'indiqua que Kip n'était pas la seule raison, et ce fut confirmer lorsque ma Belle me parla de Wergeld qui l'aurait sortie de "là" ... Je ne comprenais absolument rien à ce qu'Eva essayé de me dire, mes sourcils se froncèrent.

Je ralenti l'allure de l'EX-1 pour mieux me concentrer sur Eva ... Ne sachant que répondre je laissais le silence se réinstaller, attendant la suite de l'histoire. Suite qui ne vint pas, Eva se remit à lire des passages du journal.

Je finis par poser une main sur le livre et je pris celle de ma Douce.
- De quoi me parles-tu Eva, que vient faire Wergeld dans ton histoire ? Bien que l'idée que Carine lui arrache un bras me plaît, je ne comprends pas ... Petit mot d'humour pour un instant qui me semblait grave.

Ma bibliothécaire me posa alors une question rhétorique :
- Non je ne connais que peu ton passé, je sais que tu as perdu ton Univers, don tu n'es pas née ici, sur Entre-Monde. Et la bibliothèque est pour toi ce que la forge est pour moi, un moyen de redonner un sens à nos vies.

Je me souvenais alors de nos premières discussions à la bibliothèque, cela me semblait si lointain alors que c'était presque hier.

- Et je sais aussi que Carine te mène la vie dure, mais tu es plus forte que lui, regarde, je suis là, avec toi, pour toi ...
Je me doutais que le Loup était encore une fois au coeur de ses tourments, et je ne voulais pas qu'elle se laisse abattre par ce ... Monstre ?

- Peut-être est-il temps que tu saches.

La main d'Eva toujours dans la mienne, je la ramenais sur mes lèvres pour y déposer un baiser.
- Je t'écoute ma Douce ...
Je me permis un regard dans sa direction comme pour l'encourager à parler.

Si Carine avait réussi, le chasseur bougon et mal élevé causerait beaucoup moins de soucis à tout le monde. Un sourire déplacé éclaira mon visage un bref instant. Ce moment était grave, il ne pouvait en douter et plus difficile encore était de lui avouer la triste vérité.

-Je suis née dans l'Entre-Monde. Seulement, ce n'était. Pas de ce côté de la frontière. Je suis une Varvandel.

Surement que ça ne devait rien lui dire. Ce mot n'avait aucun sens dans cette partie du monde. Dans toutes les autres, c'était quelque chose de spécial, de mystique et de terrible. Appartenir à un peuple chéri de l'un des huit c'est à la fois une bénédiction et une prison.

Aux notes laissées dans le journal de Léandre, je dessinais d'un coup de crayon l'Entre-Monde et sa frontière Est, les montagnes.

- Au-delà, il y a une forêt. Elle s'étend sur plusieurs centaines de kilomètres. Un peu plus au Nord, un volcan éteint abrite une source cascadante. Lorsqu'on traverse la cascade, et les grottes, on arrive au cœur du volcan, il y a un lac et sur une corniche escarpée, le village où je suis née.

Lui situer Varvandel me semblait être un préambule acceptable avant de continuer mon histoire. De la pointe du crayon je marquais nerveusement cette forêt maudite où tout à commencer pour moi.

- J'ai quitté Varvandel. Mais c'était interdit... Les Varvandel appartiennent à Lu'faol, il les protège. Cette vie dans le volcan... Une fois en forêt, jeune et inexpérimentée... Je ne savais pas même ce qu'était une forêt, bon sang !

Un éclair de colère passa dans mon regard. Lu'faol avait punis mon ignorance, il avait mis en prison une enfant qui ne savait rien d'elle et du monde.

-Je fus dévorée par un loup. C'était Carine.

Je passais les détails de cette rencontre sanglante.

- Et Lu'faol nous a punis tous les deux en retour. C'est ainsi que je me suis retrouvée sous la forme d'un loup psychopathe dans la forêt que tu vois sur le flanc nord. J'y serais restée un bout de temps à tuer les aventuriers et les bûcherons si on ne m'avait pas sortie de là.

Combien de temps avais-je passé dans la tête de Carine ? Je ne saurais dire. Le temps ne semble plus avoir la même emprise depuis que nous partagions le même sort.

Après avoir tant parlé, je constatais que j'avais saccagé nos notes. Rangeant le tout dans la boite à gants, je lui coulais un regard désolé.

J'écoutais attentivement Eva raconté son histoire, et à chacune de ses phrases des questions se bousculaient dans ma tête. Je me mordis l'intérieur de la joue pour me taire et la laisser finir son trouble passé.

Il y avait donc bien des peuples vivants au-delà de la frontière, un peuple tenu prisonnier d'un Dieu aux rudes mœurs. Pourquoi empêcher son peuple de sortir du volcan ? De quoi voulait-il les protéger ? Ou était-ce pour les tenir sous son joug ?

Mon ventre se crispa lorsqu'elle avoua s'être fait dévorer par Carine, et plus encore lorsqu'elle conta le massacre qu'ils causèrent ensemble dans la forêt qui défilait aux fenêtres du véhicule.

Comment rassurer Eva, lui dire que tout ira bien maintenant alors qu'elle lutte quotidiennement contre la violence d'un loup psychopathe tenu par la laisse de son esprit. Un jour cette laisse se brisera sous la violence d'un assaut, et si cela arrive, comment ramener Eva ?

Je restais quelques secondes silencieux avant de prendre la main de ma Douce dans la mienne :
- Si Lu'Faol a pu vous unir, il pourrait vous libérer l'un de l'autre.

Je ne savais pas vraiment si c'était possible, comment trouver un Dieu, comment exiger de lui qu'il répare les erreurs du passé. Comment lui faire comprendre que la punition a assez duré ?

J'expirais longuement :
- En attendant je suis là. assurai-je à celle qui avait élu domicile en mon cœur.

Une nouvelle lueur de détermination fit scintiller mon regard, je ne laisserais plus Carine gâcher la vie d'Eva, je trouverais un moyen de l'aider ...

J’accélérais, voulant semer cette forêt de mauvais souvenirs pour la jeune femme. J'aurais voulu lui demander comment était sa famille, avait-elle des frères et soeurs ? Et Varvandel, à quoi ressemble ce lieu ? Mais n'osant remuer le couteau du passé je préférais changer de sujet.

- Je me demandais, vu que vous êtes deux dans un seul corps, votre espérance de vie est-elle rallongée ? Questionnai-je sur un ton léger et pourtant on ne peut plus sérieux.

Tea jusque là silencieux s'étira et vint s'installer sur les genoux de ma Belle bibliothécaire.

Je l'ai senti mal à l'aise. Les yeux du loup le dévisageaient. Carine se tenait là, au bord du monde, à scruter l'horizon. Les limites de ce que la lumière pouvait révéler, ces limites s'incarnaient en Ayren. Je me mordis la langue, consciente à cet instant précis de la place qu'il avait pris. J'étais remplie d'une envie d'indépendance, depuis quand étions-nous si liés ?
Une fois encore, je sus que le loup avait pollué mes émotions. Si proche, si pesant, l'envie de tuer n'était pas loin. Carine était une âme vivante défiant l'Univers de le libérer. Mon Fenrir intérieur.

-Je n'en sais rien... Peut-être.

Je baissais la tête sur les notes saccagées du journal de Léandre. Hale était encore loin, la forêt toujours à la périphérie de notre route. L'ombre menaçante des bois palpables même à cette distance. Je frissonnais.

Cette diarrhée verbale n'avait pas de fin, je regardais ce forgeron au visage tendre et je repensais à ce que j'avais quitté. Ceux qui vivaient dans le volcan.

-Tu m'as demandé pourquoi j'étais si bien informée sur le métier de forgeron, tu te souviens ?

C'était au tout début, lorsqu'il apprenait encore ce que voulait dire travailler le métal. J'avais éludé les questions, je l'avais laissé se livrer sur son existence sans rien avouer de la mienne... Un instant, j'eus un doute. Peut-être avais-je présumé de sa discrétion ? Et s'il révélait mon secret à quelqu'un d'autre ? Personne ne doit savoir d'où je viens. Ce serait terrible si les politiques avaient connaissance de mon lieu de naissance. On me presserait de question, on m'étudierait... Comment avais-je traversé ? Existait-il une faille dans cette frontière ?

-Mon père est forgeron. J'ai toujours connu la chaleur du foyer d'une forge... J'imagine que c'est pour ça que je me suis laissée charmer.

Je lui envoyais un sourire apaisé.

Cette révélation me choqua plus que tout ce qu'elle avait bien pu me raconter juste avant. Eva était donc fille de forgeron ! Certaines choses s'expliquaient, plus encore le fait que le journal de Léandre fut en sa possession et l'intérêt qu'elle y avait prêté.

- Ce n'est donc pas par mes beaux yeux et mon sourire à faire tomber les mouches que tu t'es laissée charmer ? Vraiment ? Je fis une moue boudeuse sans pour autant être vexé. J'essayais de détendre l'atmosphère et détourner les pensées moroses de ma Douce.

Gardant sa main dans la mienne j'accélérais pour laisser derrière nous cette forêt de mauvais souvenirs.

Je réfléchissais, curieux de nos débuts, je posais quelques questions sur les sentiments de la Louve :
- Réellement, qu'est-ce qui t'a charmé ? Pourquoi moi ? Tu vois tellement passer d'aventuriers, il n'y en a jamais eu un autre qui t'a plus ?

Je m'emballais un peu, un sourire fendit mon visage devant mon empressement. Allais-je mettre à nue ma Belle bibliothécaire ou seulement la mettre mal à l'aise ?

-Heureusement, ton sourire fait tomber autre chose que les mouches.

Taquine, je lui renvoyais un regard amusé, approchant de mon chauffeur comme pour étudier ses dents. Je plaquais sur sa joue un baiser à bout de l'élan, mes lèvres pressant la pulpe de sa peau et s'enfuyant aussitôt. Je retrouvais une place assise plus confortable dans cette voiture.

-En fait, je n'arrive pas à décider si c'est ton ton corps de rêve où l'uniforme qui me plait le plus... Il faudrait que je te vois travailler devant ta forge pour décider. Tu travailles torse nu ?

Le regard perdu à l'horizon, je laissais quelques instants s'écouler. J'allais éluder la question, comme toujours. Mauvais réflexe acquis après des années de pratique. Ce serait tellement hypocrite de ma part d'être franche une minute et de me taire celle d'après, insupportable ; je soupirais.

-Ce que j'ai aimé chez toi, hein ? Ton regard. Je t'ai vu regarder l'avenir avec espoir. J'y ai pensé, à l'avenir...

Je baissais les yeux sur mes mains.

-Et si nous faisions une halte ? Nous sommes partis depuis des heures, nous méritons bien quelques minutes de paix pour grignoter un morceau, non ?

Ayren ne pouvait pas le deviner mais j'avais aussi emporté un peu de matériel spécial pour notre aventure. Car il n'y a pas de mal à se faire du bien, je dégainais les tasses alchimiques qu'on m'avait offert l'an dernier et le thé hydro-love offert par Ayren lui-même.

-J'ai aussi emporté d'autres bricoles, mais... Ce sera pour plus tard.